‘‘Cinq échappées’’ d’Amina Ben Damir : Si Paris nous était conté

Cinq nouvelles qui racontent le quotidien et les aventures de cinq étudiantes tunisiennes à Paris, dans les années quatre vingt, confrontées à un environnement nouveau à la fois attractif et répulsif mais toujours plein d’inattendus et de découvertes.

Afifa Chaouachi Marzouki *

Première œuvre de fiction d’Amina Ben Damir, ces cinq nouvelles sont réunies dans un livre dont la première de couverture illustre joliment le titre par l’évanescence de l’image de la barque en partance vers un ailleurs ouvert et brumeux rendu dans l’impressionnisme suggestif des lignes. Le dernier paragraphe de la cinquième nouvelle est à cet égard révélateur de la boucle qu’il constitue avec le titre et le tableau de couverture de l’ouvrage: «La barque avance doucement, doucement, l’emportant vers un ailleurs, plus loin, plus loin encore, plus loin que la mer, plus loin que le ciel, plus loin que la mer et le ciel réunis, là où tout est possible.»

“Le saut de l’ange”, “Le dernier métro”, “La goutte d’or”, “La vie est un roman” et “E la barca va”, constituent les chapitres qui relatent le quotidien et les aventures de cinq étudiantes tunisiennes à Paris, dans les années quatre vingt, confrontées à un environnement nouveau à la fois attractif et répulsif mais toujours plein d’inattendus et de découvertes mettant à l’épreuve la sensibilité, l’émotion et l’esprit des personnages pourtant épris de liberté.

Des échappées bien particulières

Si le livre est dédié à Paris, c’est qu’il lui rend hommage d’avoir été témoin d’aventures originales et marquantes à l’âge où on se forme et se structure, d’avoir servi d’espace de liberté, d’ouverture sur le monde et sur la différence, d’avoir permis de tisser une complicité intime et ténue avec le lieu, véritable acteur dans le déroulement et l’enchainement de l’action. C’est aussi Paris  qui, dans une inextricable alchimie de l’interaction du temps, des lieux et des personnages, offre les conditions favorables à toutes ces échappées bien particulières.

La phrase d’ouverture du livre en résume clairement l’esprit et la portée: «Trois heures du matin, un mois de novembre, sur le périphérique intérieur de Paris.» Un autre passage, dans la nouvelle “La vie est un roman” précise l’importance et l’attrait de la ville dans le quotidien d’Ammy qui «parallèlement à ses études, n’en finit pas d’explorer Paris. Bientôt le cinquième et le sixième arrondissement n’ont plus de secret pour elle. (…) Quand elle est seule, elle furète, erre dans les quartiers jusqu’à se les approprier, en découvre les endroits secrets, les jardins enfouis sous le lierre, les ateliers d’artistes (…) et les noms des rues, souvent entendus dans les chansons, étaient pour elle une invite à en découvrir l’origine et à se plonger ou replonger dans l’histoire de France…» (pp.75-76)

La familiarité avec le Paris de l’époque évoquée en dit long sur la relation du personnage à la capitale des bibliothèques et du livre, de l’art et du goût, des sollicitations culturelles, des  monuments mythiques, du luxe, enfin!

Princesse, Aniva, Imane, Ammy et Nousc’h enfin, toutes étudiantes de la moyenne bourgeoisie, jeunes, jolies, «non typées», «BCBG», rebelles et issues comme tant d’autres «de vieilles et bonnes familles respectables, ou de familles nouvellement enrichies» ( p.10), venues à Paris préparer des études et plutôt évoquées en dehors de l’université, aux moments de leurs loisirs avec les groupes qu’elles fréquentent mais aussi dans leurs rapports aux petits boulots alimentaires qu’elles ont pour assurer le superflu et qui sont, au bout du compte, autant d’occasions de découvrir les difficultés secrètes et les drames de la vie dans la capitale.

En effet, si les personnages évoluent plutôt dans des milieux aisés de la moyenne bourgeoisie au milieu du beau monde, des gens «bien» et des gens «assis» (p.72), à l’exemple de cet homme «né dans une famille plus qu’aisée du Liban» qui invite à la fête de la pendaison de sa crémaillère, des Orientaux «qui suintent le raffinement de siècles de culture» (p.79), ils sont parfois évoqués en interaction avec la diaspora algérienne, les bandes de jeunes Maghrébins et les hideurs de la société de la marge et de la misère.

Des récits des accents autobiographiques

Ces personnages féminins se trouvent souvent dans des situations inédites et sont, alternativement, en proie à la fascination et au rejet dans ce nouvel univers où elles évoluent à la fois à l’aise et offusquées par certaines permissivités, vulgarités ou violences qu’elles découvrent désarmées et c’est alors l’occasion pour l’auteur de dire la lourde chape qui pèse sur les sociétés machistes et inégalitaires. Le lecteur appréciera, dans ce contexte, le regard d’empathie avec les laissés-pour-compte et les marginaux et l’évocation indignée des attouchements de l’instituteur et d’autres personnages des nouvelles.

Quelques ressemblances des personnages avec l’auteur donnent parfois aux récits des accents autobiographiques où le réel et la fiction se recoupent, comme la ressemblance physique d’Ammy avec ‘‘La jeune fille à la perle’’ de Vermeer qui n’est pas sans nous rappeler le visage de l’auteur et le détail de la robe portée par ce même personnage et cousue par elle-même et d’autres précisions encore où l’écrivain semble intervenir dans son texte comme pour rappeler l’aspect réflecteur de sa narration, comme pour signifier qu’on dit toujours en se disant et que l’écriture est toujours une écriture du miroir, clin d’œil amusé et complice au lecteur attentif.

L’heureux choix d’un genre particulier, la nouvelle, a permis au récit d’évoluer dans la légèreté et la fluidité d’un rythme où l’action se coule et s’écoule avec aisance, elle a fait de la structure et de la simplicité du récit, l’ossature d’un texte sans longueurs, sans pesanteurs, assurant une lecture agréable et captivante à la fois dans son expression maîtrisée et saisissante de la peur, des craintes et de l’angoisse comme dans “Le dernier métro” ou “La goutte d’or”.

‘‘Cinq échappées’’, un livre bien écrit, bien construit, bien observé et qui, dans sa concision et ses clausules ouvertes, réussit à tenir en haleine le lecteur.

* Université de Manouba

‘‘Cinq échappées’’, nouvelles d’Amina Ben Damir, éd. Arabesques, Tunis 2024.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!