En cette année du soixante dixième anniversaire de la Conférence de Bandung qui a marqué la naissance du mouvement des non-alignés qui cherchait à promouvoir la coopération Sud-Sud, l’indépendance face aux blocs Est-Ouest et des relations internationales plus justes, les pays du Sud global se trouvent face à un avenir incertain. Le moment d’espoir incarné par Bandung continue de résonner comme un appel à l’action.
Yahya Ould Amar
Jamais les défis n’ont été si grands, mais jamais non plus les opportunités n’ont semblé aussi tangibles. Dans un monde où les interdépendances économiques et écologiques redessinent les frontières de la souveraineté, ces pays, souvent perçus comme spectateurs du destin mondial, s’imposent désormais comme des acteurs centraux de la transformation globale. Leurs choix dans les années à venir pourraient bien définir les contours d’un nouvel ordre international, plus juste et plus durable.
La montée en puissance des enjeux climatiques, géopolitiques, financiers, technologiques, sanitaires, migratoires, alimentaires ou liés à l’avènement de l’Intelligence artificielle (IA) focalise sur une problématique déterminante : celle entre les exigences d’un développement accéléré et les contraintes imposées par un système financier international largement inadapté aux énormes besoins actuels des pays du Sud Global. Alors que la planète ploie sous le poids des inégalités croissantes, le Sud global est à la fois une victime et un potentiel sauveur.
Tous ces thèmes représentent des batailles stratégiques décisives où les pays du Sud joueront un rôle clé.
Mais pour y parvenir, ils devront exploiter leurs meilleurs atouts tout en se dotant des outils nécessaires pour transformer les défis ci-dessus en tremplins vers une véritable renaissance économique et sociopolitique.
Transition énergétique et financement climatique
La transition énergétique n’est plus un luxe écologique réservé aux nations les plus prospères ; elle est désormais une condition de survie pour les économies du Sud global. Ces pays, à la fois premiers touchés et derniers responsables des désastres climatiques, voient dans chaque sécheresse, chaque inondation, la fragilité de leur modèle de développement, encore trop dépendant des énergies fossiles importées.
Face aux défis imposés par la transition énergétique et ses coûts colossaux, les pays du sud disposent d’atouts stratégiques uniques : un ensoleillement inégalé, des ressources naturelles et une jeunesse démographique prête à innover. Mais pour faire de ces défis une opportunité, ils doivent s’affranchir des dépendances, en affirmant leur souveraineté énergétique et en réinventant les règles du jeu financier international.
Le premier outil de cette transformation réside dans la maîtrise technologique : en investissant dans la production locale de technologies vertes, ces nations peuvent réduire leur dépendance aux importations et devenir des pôles d’excellence dans le domaine des énergies renouvelables.
Le financement est la pierre angulaire de cette révolution. Les pays du Sud global doivent se mobiliser pour imposer une réforme ambitieuse des institutions financières internationales, exigeant des mécanismes de financement adaptés à leurs réalités.
Les financements climatiques émanent habituellement de sources publiques internationales et nationales, de banques multilatérales et régionales, du secteur privé, de mécanismes hybrides public-privé, d’instruments innovants tels que les échanges dette-climat, de microfinancements communautaires, de contributions philanthropiques, formant ainsi un écosystème complexe mais prometteur pour bâtir un avenir durable.
En unissant leurs forces, les nations du Sud global peuvent construire des alliances stratégiques pour mutualiser les coûts, partager les technologies et développer des chaînes de valeur régionales. Des initiatives telles que des consortiums solaires transfrontaliers ou des banques régionales dédiées aux projets climatiques permettraient de contourner les asymétries du système économique mondial.
Cette transition ne sera durable que si elle s’accompagne d’une transformation sociopolitique. Les pays du Sud global doivent intégrer les populations locales au cœur des décisions énergétiques, en misant sur des modèles de gouvernance participative et inclusive.
Souveraineté alimentaire et résilience face aux crises
La souveraineté alimentaire est désormais une question vitale pour les économies du Sud global, non seulement pour nourrir des populations en croissance rapide, mais aussi pour préserver leur indépendance politique et leur dignité collective.
Confrontés à une dépendance chronique aux importations et à l’instabilité des marchés mondiaux, les pays du Sud ont l’opportunité de repenser leur modèle agricole, non pas comme une contrainte, mais comme un levier de puissance. Le premier outil de cette transformation repose sur la réhabilitation des systèmes agricoles locaux. En investissant dans des pratiques agroécologiques adaptées aux écosystèmes locaux, ils accroissent leur résilience face aux chocs climatiques tout en préservant la biodiversité et en réduisant leur dépendance aux intrants importés.
Le financement est également central pour garantir cette souveraineté. Les pays du Sud global doivent mobiliser des ressources nationales et internationales pour soutenir les petits exploitants, souvent marginalisés par les grandes politiques agricoles. Des mécanismes tels que les banques agricoles, les fonds souverains alimentaires ou les partenariats public-privé fourniraient les capitaux nécessaires à la modernisation des infrastructures, de l’irrigation à la chaîne logistique.
Par ailleurs, l’introduction de marchés à terme régionaux pour les produits agricoles permettrait de stabiliser les prix, réduisant ainsi la vulnérabilité des producteurs locaux face aux fluctuations des cours internationaux.
Un autre outil déterminant, l’utilisation des drones pour la cartographie des sols, des plateformes numériques pour connecter producteurs et consommateurs, ou encore des semences climato-résilientes développées localement sont autant d’exemples pouvant transformer les défis en avantages compétitifs. En intégrant ces technologies tout en garantissant leur accessibilité aux petites exploitations, les pays du Sud construiraient un modèle agricole inclusif et durable.
En faisant de la souveraineté alimentaire un projet politique global, ces pays peuvent non seulement nourrir leur population, mais également bâtir des sociétés plus justes, unies autour de leur capacité à maîtriser leur destin.
Endettement et réformes financières internationales
L’endettement massif des économies du Sud global n’est pas seulement une entrave passagère à leur développement, il est devenu le symptôme d’un déséquilibre structurel dans l’architecture même des échanges financiers mondiaux.
Aujourd’hui, les pays du Sud se trouvent dans une position paradoxale : victimes d’un système financier mondial qui les asphyxie par des taux d’intérêt élevés et d’un accès aux crédits conditionné par des standards occidentaux de rating de grandes Agences de Notation, ils disposent néanmoins d’un potentiel colossal pour bouleverser ces règles inéquitables. Il s’agit, entre autres, de renégocier les «dettes honteuses», celles qui ont été contractées par des dictateurs pour des achats d’armes et à des fins de détournements de fonds publics, les «dettes illégales» qui ont été contractées sans respect des lois et enfin les « dettes illégitime » ne finançant pas de projets d’intérêt général.
En réévaluant ces dettes, en exigeant la renégociation des échéances et des mécanismes de restructuration équitables, comme des échanges dette-climat (réduction, compensation des dettes avec les créanciers pollueurs ou financement contre protection de l’environnement) ou dette-développement, ils peuvent non seulement alléger leur fardeau, mais aussi canaliser des ressources vers des projets structurants qui répondront aux besoins sociaux et environnementaux, posant ainsi les bases d’une nouvelle architecture financière plus juste et plus efficace.
Le premier outil de cette transformation réside dans la création de mécanismes de financement innovants. Les droits de tirage spéciaux (DTS) doivent être repensés pour intégrer de nouvelles priorités, notamment le financement d’infrastructures vertes, l’éducation ou la santé. Des institutions de développement régionales, plus proches des réalités locales, peuvent apporter des fonds à taux préférentiels, tout en tenant compte des spécificités culturelles et économiques des pays bénéficiaires. C’est en sortant du carcan des institutions financières internationales traditionnelles que le Sud global peut enfin s’approprier son destin.
Les banques centrales des pays du Sud pourraient, par exemple, créer un fonds commun de réserves de change ou établir des swaps monétaires régionaux, afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des devises dominantes. En formant ainsi un bloc solidaire, ces nations se donneraient la force de bousculer une gouvernance financière mondiale trop souvent calibrée sur les intérêts des plus puissants.
La dette n’est pas seulement un enjeu macroéconomique : elle conditionne la capacité de chaque État à investir dans la santé, l’éducation ou la transition écologique, et donc à rendre ses citoyens acteurs d’un nouveau contrat social. En liant l’allègement ou la restructuration de la dette à des programmes de développement inclusifs, les pays du Sud global peuvent transformer leur vulnérabilité financière en un atout politique et moral.
Transformation numérique
Dans un monde où le temps s’accélère et les distances s’effacent, le numérique offre aux pays émergents une chance inédite de court-circuiter les étapes traditionnelles du développement. Il se positionne comme un vecteur de justice économique, intégrant les populations en marge au sein des flux globaux de richesse et d’innovation. Par son pouvoir d’inclusion financière, il sort des centaines de millions de personnes de l’invisibilité monétaire ; par l’accès universel au savoir, il brise les carcans séculaires de l’ignorance; par son potentiel à fluidifier les échanges, il refonde les circuits commerciaux et revitalise des économies étouffées par l’informalité. Mais surtout, il donne aux jeunes générations, qui constituent la majorité démographique de ces pays, les outils pour imaginer un futur, non comme une répétition du passé, mais comme une invention collective et audacieuse. Ne pas embrasser cette révolution, c’est condamner ces pays à l’isolement, à l’immobilisme, au déclin et à une dépendance accrue à l’égard des puissances déjà numériques.
En s’émancipant des infrastructures technologiques obsolètes et en investissant dans des solutions adaptées aux réalités locales, les pays du Sud créeraient de nouveaux espaces de croissance et de progrès.
Le financement de cette mutation ne saurait se limiter à de simples appels à l’investissement étranger. Les pays du Sud global doivent mobiliser leurs propres leviers, qu’il s’agisse de fonds souverains, de partenariats public-privé ou encore de la participation active des diasporas. Le développement de plateformes de financement participatif, dédiées à l’innovation technologique, offrirait également de nouvelles perspectives aux jeunes entrepreneurs. Grâce à ces outils, les projets à fort impact social, comme la télé-éducation ou la télémédecine, trouveraient le soutien nécessaire pour rayonner dans les territoires les plus reculés.
En unissant leurs forces, les nations émergentes peuvent mutualiser les coûts de recherche et de développement, créer des centres technologiques de pointe et bâtir des écosystèmes d’innovation où circulent librement savoir-faire, capital humain et data. À l’image de grandes alliances régionales, ces pôles technologiques partagés permettraient d’ancrer la transformation numérique dans une vision collective, dépassant les frontières nationales et favorisant une véritable intégration régionale.
Les pays du Sud global doivent s’assurer que l’inclusion numérique profite à tous, et non à une élite déjà privilégiée. La formation des jeunes, la promotion de l’entrepreneuriat féminin, la régulation des plateformes en ligne ou encore la mise en place de services administratifs dématérialisés accessibles à tous sont autant d’initiatives capables d’ancrer durablement la transformation numérique dans la vie quotidienne.
Gestion des migrations
Les migrations, souvent motivées par les conflits, les catastrophes climatiques ou les opportunités économiques, sont aujourd’hui un sujet brûlant pour tous les pays du monde. Cependant, il faut garder à l’esprit que «l’homme» n’est pas une charge pour la société, c’est un facteur de production. En économie, la fonction de production dépend, entre autres variables, du travail.
Il est essentiel de mettre en place des politiques d’accueil et d’intégration capables de valoriser la diversité culturelle, de faciliter l’entrepreneuriat des migrants et de renforcer la cohésion entre régions d’origine et régions d’accueil.
La gestion des migrations gagnerait à être pensée dans une perspective régionale, voire transcontinentale. Pour cela, il est indispensable de nouer des alliances stratégiques, permettant la libre circulation des personnes au sein de blocs de développement commun, tout en garantissant un partage équitable des responsabilités. De nouveaux instruments financiers, tels que des fonds dédiés à l’intégration, avec la participation financière d’institutions internationales ou pays d’immigration, pourraient soutenir cet élan.
Fragmentation géopolitique
Chaque crise, chaque conflit, chaque blocage dans les instances multilatérales agit comme une onde de choc qui déstabilise les pays du Sud, déjà vulnérables. Les chaines d’approvisionnement s’altèrent, les investissements s’évaporent, les sanctions et embargos imposés par les puissants redessinent des frontières invisibles mais infranchissables.
Aujourd’hui l’ordre mondial vacille entre des blocs concurrents. Au lieu de subir les rivalités des grandes puissances, les pays du Sud peuvent, par une diplomatie audacieuse, bâtir des coalitions ancrées dans des intérêts partagés. Il ne s’agit pas seulement de rechercher des alliances défensives, mais de forger des mécanismes de coopération inédits, capables de conjuguer résilience régionale et influence globale. En misant sur le dialogue régional, l’harmonisation réglementaire et la mutualisation des infrastructures, ils peuvent tisser un réseau de solidarités aptes à amortir les turbulences imposées par la compétition mondiale.
Pour ce faire, les pays du Sud global disposent de leviers stratégiques prometteurs. La création de banques de développement régionales et de fonds souverains collectifs permettrait de financer des projets structurants, tout en favorisant l’émergence de champions industriels et technologiques locaux. De même, le développement de zones de libre-échange et d’infrastructures transfrontalières renforcerait l’intégration économique, tandis que les monnaies numériques et les coopérations monétaires Sud-Sud contribueraient à réduire la dépendance aux devises dominantes. Ces initiatives visent à renforcer une autonomie stratégique qui dépasse les logiques traditionnelles de domination.
Santé publique et autonomisation des systèmes de soins
Les récents bouleversements sanitaires ont révélé les limites de la coopération internationale et l’urgence de renforcer les systèmes de soins, non seulement pour faire face aux épidémies présentes et futures, mais aussi pour libérer tout le potentiel économique et humain des pays du Sud. L’autonomisation des structures de santé représente une opportunité historique : celle de placer l’humain au cœur du développement et de redéfinir le contrat social autour d’un bien commun intangible, la santé.
Pour concrétiser cette transformation, plusieurs outils méritent d’être déployés de façon ambitieuse. D’abord, l’investissement massif dans la formation des professionnels de santé, au travers d’instituts et d’universités spécialisés, permettra de consolider les compétences locales et d’éviter l’exode des talents. Ensuite, la création de pôles de recherche et d’innovation pharmaceutique, soutenus par des financements publics et privés, offrirait aux pays du Sud global la capacité de produire vaccins et médicaments à coût maîtrisé, tout en stimulant la croissance de secteurs à haute valeur ajoutée. Enfin, la généralisation d’outils numériques—téléconsultations, suivi à distance des patients, plateformes d’information—devrait démocratiser l’accès aux soins et désengorger les infrastructures hospitalières, rapprochant ainsi médecins, patients et décideurs dans un élan collectif de progrès.
L’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle (IA), promesse vertigineuse de transformation, se révèle une opportunité et un danger pour les pays du Sud global. À l’heure où les algorithmes redessinent les équilibres économiques et géopolitiques, ces nations, souvent marginalisées, risquent de voir leur dépendance s’aggraver. La captation des données, nouveau carburant de l’économie numérique, se fait principalement au profit des grandes puissances technologiques, reléguant les pays du Sud au rôle de simples fournisseurs de matière première numérique. Cette asymétrie renforce une nouvelle forme de domination, où ceux qui maîtrisent l’IA contrôlent non seulement les flux économiques, mais aussi les imaginaires et les décisions des sociétés connectées. Le défi est d’autant plus important que l’absence d’infrastructures adéquates, de compétences locales et de cadres réglementaires risque d’enfermer ces nations dans une dépendance structurelle.
Pourtant, l’IA offre également une chance inédite d’accélérer leur développement, si elle est saisie avec audace et lucidité. En investissant dans l’éducation numérique, en formant des talents locaux et en développant des écosystèmes technologiques adaptés à leurs spécificités, les pays du Sud peuvent transformer cette révolution en levier d’émancipation. Des applications en agriculture intelligente, en télémédecine ou en gestion des crises climatiques montrent déjà comment l’IA peut répondre à leurs défis les plus pressants. L’intelligence artificielle incarne une véritable bataille pour le pouvoir, la justice et la résilience, et les pays du Sud global doivent s’en saisir pleinement pour s’affirmer comme des acteurs incontournables de l’avenir.
Enfin, loin de se laisser submerger par les incertitudes mondiales, les nations du Sud global peuvent émerger comme les architectes d’un nouvel ordre international, où justice, durabilité et prospérité partagée deviennent les piliers d’un monde harmonieux et équilibré.
* Economiste, banquier et financier.
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