La plateforme TunisCheque ne viole-t-elle pas les données personnelles ?

Plusieurs observateurs, journalistes et experts dont moi-même (voir d’autres articles publiés à ce sujet par l’auteur dans Kapitalis) ont largement commenté et analysé la nouvelle loi sur les chèques sous tous les angles : économique, social et même politique, mais aucun n’a abordé cet angle de protection des données personnelles, qui, à l’ère de la démocratie et des droits de l’homme, est particulièrement important.

Sadok Zerelli *

Afin de planter le décor, je rappelle que le pilier de cette nouvelle loi sur les chèques est une plateforme électronique, TuniCheque, que la Banque Centrale a mis en place avant l’entrée en vigueur de cette loi, que tout bénéficiaire d’un chèque peut théoriquement consulter 24h sur 24h et tous les jours de la semaine, pour s’assurer en temps réel que le tireur du chèque dispose bien d’une provision suffisante pour couvrir le montant du chèque et la bloquer en sa faveur.

J’insiste bien sur le mot «théoriquement» parce dans la réalité, l’efficacité d’un tel système de lutte contre l’émission de chèques sans provision est loin d’être garantie et dépend de plusieurs facteurs d’ordre aussi bien technique que socio-économique.

Sur le plan technique, il ne sera pas facile pour les experts en informatique de la BCT ou de tout autre cabinet spécialisé, de connecter les systèmes informatiques de toutes les banques, protégés certainement chacun par une batterie de clés de sécurité et de programmes codés pour lutter contre les virus informatiques potentiels et les «hackers», ces jeunes surdoués en informatique, quelquefois des  adolescents même, capables de vider des comptes bancaires à distance et sans sortir de leurs chambres.

D’ailleurs, il est légitime pour tous les clients de toutes les banques de s’inquiéter à ce sujet et de se demander si la nouvelle plateforme électronique mise en place par la BCT et à laquelle quiconque peut se connecter est vraiment bien protégée et inviolable par ces hackers en herbe.

Une efficacité douteuse

Mais supposons que ce problème technique est bien surmonté et faisons confiance à nos informaticiens, il reste que pour que le bénéficiaire d’un chèque puisse la consulter, il faut que le système Internet fonctionne toujours et ne tombe pas en panne (ce qui arrive malheureusement encore de temps à autre chez nous), qu’il dispose d’un smartphone, ce que beaucoup de commerçants, paysans, personnes âgées… n’ont pas, et qu’il dispose là où il se trouve d’un réseau wifi qui est loin de couvrir toutes les régions et coins reculés du pays. Encore, je ne parle du minimum de connaissances qu’il faut avoir pour télécharger l’application de la BCT, savoir s’y connecter et la manipuler, ce que beaucoup de personnes analphabètes ou personnes âgées ne sauront pas faire.

Mais soyons aussi optimistes que les députés qui ont imaginé ce système et voté cette loi et supposons que tout se passera dans le meilleur des mondes, que cette plateforme électronique fonctionnera bien sur tout le territoire, qu’elle sera accessible en temps réel à tous les bénéficiaires d’un chèque et à tout moment, qu’elle ne risque pas d’être saturée ni de tomber en panne, ni d’être victime d’un virus informatique ou d’un hacker …

Il n’en demeure pas moins que cette plateforme constitue une violation flagrante de la part de la BCT qui y a libre accès et de tout l’Etat en tant que tel, en particulier les autorités fiscales qui peuvent consulter les soldes créditeurs des comptes de tous les clients de toutes les banques et connaître ainsi leurs véritables revenus et richesses, des données strictement personnelles garanties tant par la Constitution de 1959, que celle de 2014 ou celle de 2022, sans parler des conventions européennes et internationales ratifiées par la Tunisie, en particulier la convention 108 du Conseil de l’Europe 

Une plateforme inconstitutionnelle

En effet, l’article 9 de la constitution de 1959 stipule ceci : «L’inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance et la protection des données personnelles sont garantis, sauf dans les cas exceptionnels prévus par la loi».

L’article 24 de la constitution de 2014 et l’article 30 de la constitution de 2020 stipulent ceci :

«L’État protège la vie privée, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances, des communications et des données personnelles».

D’autre part, plusieurs textes législatifs et réglementaires ont mis en place une Instance nationale de protection des données personnelles (INDPP), chargée justement de cette mission, même si ses avis ne sont pas toujours respectés, y compris par l’Etat. Je cite en particulier les textes suivants :

La question que tout un chacun est en droit de se poser est la suivante : est-ce que nos législateurs ont pris la précaution de consulter cette INPDP pour avoir son avis sur la compatibilité de cette plateforme électronique que la BCT a mis en place en vertu de cette loi ? La réponse est non puisqu’il n’y a aucune mention de la INDPP dans le préambule de cette nouvelle loi sur les chèques.

Non consultation des parties prenantes

Ont-ils consulté l’Association de défense des consommateurs pour avoir son avis sur l’impact possible de cette loi sur la capacité de paiement et de transaction des ménages? La réponse est non, sinon on l’aurait su!

Ont-ils consulté l’Utica pour avoir son avis sur l’impact de cette loi sur les commerçants, les entreprises en particulier les PME? La réponse est non à tel point que le silence de cette organisation censée défendre les intérêts de ses adhérents est assourdissant!

Ont-ils consulté l’UGTT pour avoir son avis sur l’impact possible de cette loi sur le pouvoir de paiement et d’achat des salariés et des travailleurs, déjà mis à rude épreuve par la persistance d’une inflation galopante et le blocage des salariés? La réponse est non!

Ont-ils consulté l’Association professionnelle dans banques pour avoir son avis sur l’impact de cette loi sur le secteur bancaire qui va subir de plein fouet les conséquences de cette loi en termes de retraits de dépôts par les clients qui n’auront plus la liberté de dépenser leur argent à leur guise et en fonction de leurs besoins, de baisse de leurs chiffres d’affaires et de pénalités à partager avec leurs clients, selon la nouvelle loi, dans certains cas d’émission de chèques qui s’avéreront sans provision? La réponse est non!

Ont-ils consulté l’Association des économistes tunisiens pour prendre en compte leurs avis sur l’impact possible de cette loi sur la consommation des ménages qui est le moteur de la croissance économique ou ceux des experts en droit commercial pour avoir leur avis sur la conformité des dispositions de cette loi au droit commercial tel qu’il est enseigné sur les bancs de nos universités? La réponse est non!

Une crise de légitimité

En fait, et c’est vraiment regrettable de le constater, tout se passe comme si nos législateurs, conscients de leur faible représentativité populaire, puisque que neuf Tunisiens sur dix en âge voter ne les ont pas élus (selon l’Isie, le taux de participation aux dernières élections législatives n’a pas dépassé 11%), ils font preuve d’une grande boulimie législative en élaborant des lois les unes après les autres (loi sur le statut de la BCT, loi sur les chèques, bientôt une loi en préparation sur le code de change, une autre sur les effets de commerce, etc.) pour se donner une légitimité et justifier ainsi leur existence et leurs salaires! Ce faisant, Ils oublient que ne s’improvise pas économiste ou expert financier qui veut comme ne s’improvise pas médecin ou ingénieur qui veut. Ils oublient aussi que la politique n’est pas un jeu et que chacun des mots et chacune des phrases des lois qu’ils élaborent peut mettre en péril la vie de centaines de milliers d’entreprises et le niveau de vie de millions de familles

La conclusion que je tire personnellement de ce triste constat est d’ordre académique et n’intéresse probablement pas la majorité des lecteurs, mais je la donne quand même : le nom originel des sciences économiques en tant que discipline universitaire était jusqu’aux années 1950 «économie politique» parce que justement la frontière entre l’économique et le politique est très mince et que le développement économique, avant d’être une affaire de dotations en ressources naturelles et humaines, est avant tout une affaire d’élections libres et de démocratie.

En clair : pas de démocratie pas de développement économique !

* Economiste, consultant international.

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