Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye n’a pas pu renouer avec la stabilité et l’unité territoriale. Depuis quatorze ans, le vaste pays du Maghreb est en proie à la division, aux conflits armés et au chaos. Un long feuilleton qui n’en finit pas. Pourquoi?, se demandent beaucoup d’observateurs. Il semble que c’est la volonté des protagonistes de la scène politique libyenne aussi bien en Tripolitaine qu’en Cyrénaïque, la division rapporte beaucoup d’argent. Chacune des factions trouve son compte, se remplit les poches et se gave des revenus du trafic de pétrole. Un pays unifié avec seul un État central qui capte les revenus de la manne pétrolière ne leur convient pas. L’unité de la Libye n’est donc pas pour demain.
Imed Bahri
Une enquête bien fournie du Financial Times révèle les détails du commerce illicite de pétrole qui maintient la Libye divisée.
Le journal britannique affirme que la contrebande de carburant subventionné hors de Libye et sa vente à l’étranger entretiennent les divisions au sein du pays, contribuent à soutenir financièrement les factions rivales et à entraver les efforts de l’Onu pour organiser des élections, lutter contre la corruption et unifier le pays sous un gouvernement unique dans le quatrième plus grand pays membre de l’Opep en termes de réserves de pétrole.
Selon les experts de l’Onu, la contrebande via des navires douteux est rendue possible par un système de troc controversé dans lequel la Libye, qui n’a pas la capacité de raffiner du carburant à grande échelle, échange sa production de pétrole brut contre du carburant raffiné plutôt que de le payer en espèces. Par la suite, ce carburant raffiné est vendu localement à des prix fortement subventionnés.
La contrebande finance la corruption et… la guerre
En même temps, une partie de ce carburant importé et subventionné est destiné à la contrebande vers l’étranger pour être vendue au prix du marché noir ou au prix du marché avec de faux document. Ce système génère un flux constant de revenus pour les groupes armés affiliés aux factions concurrentes qui contrôlent le pays.
L’un est le gouvernement reconnu par l’Onu du Premier ministre Abdulhamid Dbeibah à Tripoli et l’autre est une administration rivale à l’ouest contrôlée par le maréchal Khalifa Haftar et l’Armée nationale libyenne (LNA), la formation armée qu’il commande.
Ces fonds suspects ont contribué à entraver les efforts de l’Onu visant à organiser des élections, à lutter contre la corruption et à unifier le pays sous un gouvernement unique après l’éviction du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011.
«Alors que des régions entières du pays sont confrontées à des pénuries récurrentes de carburant, les dirigeants libyens semblent satisfaits du programme massif d’échange de carburant», déclare Charles Cutter, directeur des enquêtes chez The Sentry, une organisation d’enquête qui traque la corruption.
Le procureur général de Libye, Siddiq Al-Sour, a récemment ordonné sa suspension à la suite d’une enquête menée par le Bureau d’audit, l’organe de surveillance du pays. Toutefois, mettre un terme à cette pratique ne signifie pas forcément la fin de l’utilisation abusive des richesses pétrolières de la Libye. Un rapport du Conseil de sécurité de l’Onu note l’émergence d’une nouvelle société, appelée Arkino, qui exporte du pétrole brut, c’est la première société privée libyenne à le faire. La National Oil Corporation (NOC), la compagnie pétrolière publique du pays, est la seule entité autorisée à exporter.
Le rapport du Conseil de sécurité indique que la société, qui a exporté pour 483 millions de dollars de pétrole brut, est sous le contrôle indirect de Saddam Haftar, le fils de Khalifa Haftar.
Les résolutions du Conseil de sécurité stipulent que seule la NOC est autorisée à exporter du pétrole, les recettes devant être déposées à la Banque centrale de Libye.
Le dernier rapport de l’Onu a conclu que la contrebande de carburant depuis le vieux port de Benghazi fournissait aux forces de Haftar un accès indirect aux fonds publics, tandis que les groupes armés à Tripoli et à Zawiya contrôlent directement des secteurs économiques clés et des institutions gouvernementales concernées pour faire passer en contrebande des quantités importantes de diesel.
La NOC au cœur du trafic
Selon le Financial Times, cette pratique basée sur le troc a débuté en 2021 après que le gouvernement l’a choisie parmi trois options présentées par la NOC pour atténuer les pénuries de devises étrangères selon Mustafa Sanalla alors président de la NOC.
Dans une lettre adressée au ministre du Pétrole et du Gaz datée du 13 avril 2021, Sanalla a proposé des options pour les importations de carburant, affirmant que l’absence de mesures entraînerait une crise du carburant d’ici le mois de mai.
Sanalla a été remplacé en 2022 par Farhat Bengdara qui avait été gouverneur de la banque centrale sous Kadhafi et le programme s’est rapidement étendu. Les critiques affirment que le projet est vague et manque de surveillance.
Selon un rapport de l’Onu, environ 70% du diesel libyen est importé, le tout via un système de troc. Les données de Kepler montrent qu’en 2023 et 2024, une part importante des importations libyennes provenait de Russie dont les produits pétroliers étaient exclus des marchés européens en raison de la guerre en Ukraine.
Une fois importés, la NOC achète ces carburants et les paie intégralement en pétrole brut. Le carburant est ensuite revendu à des prix fortement subventionnés aux distributeurs locaux et aux consommateurs industriels. Cette subvention signifie que les Libyens paient une somme dérisoire pour l’essence, le diesel et l’électricité mais elle crée une incitation claire à détourner les produits pétroliers vers le marché noir local et étranger où ils peuvent être vendus à leur pleine valeur marchande.
La Banque mondiale a déclaré dans un rapport publié en octobre 2024 que la Libye perdrait plus de 5 milliards de dollars par an en raison du commerce illicite. Le rapport indique que la contrebande de carburant en provenance du port de Benghazi aurait considérablement augmenté depuis la guerre en Ukraine.
L’augmentation des importations a accru le coût du soutien à l’économie libyenne en difficulté. Dans une lettre adressée au Premier ministre Dbeibah en mars 2024, le gouverneur de la Banque centrale de Libye de l’époque, Sadiq Al-Kabir, a déclaré que le coût annuel des importations de carburant s’élevait à 8,5 milliards de dollars et dépasse les besoins du pays, notant que les subventions avaient triplé pour atteindre 12,5 milliards de dollars entre 2021 et 2023. Les subventions aux carburants ont représenté 8,4 milliards de dollars de ce total annuel.
«Notre objection était qu’un litre de carburant nous coûte un dollar, alors qu’il est vendu trois centimes», explique Al-Kabir, licencié par Dbeibah en août et qui a fui le pays. Il a ajouté: «Cela coûte à l’État des sommes énormes et une grande partie de ce carburant est exportée en contrebande à l’étranger».
La Cour des comptes libyenne a ouvert une enquête sur ces opérations l’année dernière. Parmi ses conclusions les plus significatives contenues dans un rapport non publié obtenu par le Financial Times figure le fait que les importations de carburant du pays dans le cadre du système d’échange se sont élevées à 8,5 milliards de dollars en 2023 dont plus de 8 milliards de dollars ont été exportés sous forme de pétrole brut pour couvrir ces coûts.
Des Turcs dans la combine
La seule entreprise mentionnée dans le rapport de la Cour des comptes qui a répondu aux questions du Financial Times sur le système de troc est la société turque de négoce de matières premières BGN dirigée par sa présidente Ruya Bayegan.
BGN est issue du groupe familial turc Bayegan, vieux de 80 ans, qui a commencé à commercialiser des produits pétrochimiques dans les années 1990 avant de s’étendre au pétrole et à d’autres matières premières. Bien que peu connu en dehors de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, BGN a connu une croissance rapide au cours de la dernière décennie avec des échanges de matières premières d’une valeur de près de 30 milliards de dollars en 2023.
Selon le rapport du Bureau d’audit, trois filiales de BGN ont reçu un total de 2,7 milliards de dollars de pétrole brut en 2023 dans le cadre du système de troc ce qui représente 30% du volume des échanges et la deuxième part la plus importante après Gulf Upstream.
BGN a annoncé dans un communiqué qu’elle opère conformément aux normes les plus élevées de conformité avec toutes les réglementations régissant le commerce du pétrole en Libye grâce à une coopération transparente et formelle avec la NOC, tous les acteurs du marché et les autorités compétentes.
Elle a également souligné des violations regrettables dans le rapport du Bureau d’audit sur le processus de qualification et a déclaré qu’elle était pleinement qualifiée pour participer au système de troc car elle était l’une des 12 entreprises sélectionnées en 2021 à travers un processus d’appel d’offres transparent qui comprenait 20 entreprises locales et internationales qualifiées.
Selon le journal britannique, le système de troc serait sur le point de disparaître en raison des pressions nationales et internationales. Une lettre envoyée par le procureur général libyen à la mi-janvier, consultée par le Financial Times, ordonnait à la NOC de cesser immédiatement la pratique du troc de pétrole brut contre du carburant et d’adopter des mécanismes contractuels garantissant la transparence des accords d’approvisionnement en carburant.
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