Il est des œuvres qui ne se contentent pas d’être regardées : elles vous regardent en retour. Le tableau ‘‘Camarilla ’’ (Acrylique/Carton récupéré 94×74 cm) de l’artiste tunisienne Salma Mejri ** appartient à cette catégorie rare. Derrière ses couleurs éclatantes et ses formes ludiques, il cache une véritable architecture psychique, une cartographie intime de l’âme humaine.
Manel Albouchi *

Mais que veut dire ‘‘Camarilla’’ ? Historiquement, ce terme désignait une coterie secrète, un cercle de pouvoir qui influence depuis l’ombre. Chez Salma Mejri, le mot prend une autre dimension : il devient le nom d’un gouvernement intérieur, une allégorie des forces invisibles qui nous gouvernent de l’intérieur. C’est un théâtre muet où dialoguent nos pulsions, nos peurs, nos élans et nos masques.
Une esthétique de la multiplicité
La toile regorge de visages morcelés, d’êtres hybrides, de fragments d’identité qui se croisent, s’observent, parfois s’ignorent. On y voit des yeux partout, comme si chaque parcelle de la toile était douée de conscience. Le regard est partout, mais le centre est introuvable. Ce n’est pas un chaos : c’est un système. Un système émotionnel.
Les couleurs vives : vert, rouge, bleu, jaune ne sont pas là pour séduire. Elles symbolisent les énergies vitales. Le noir, loin d’être un vide, sert de contour, de lien, de structure. Salma Mejri ne peint pas un monde, elle peint des mondes en interaction.
Le Moi éclaté
Ce tableau pourrait se lire comme une séance d’analyse silencieuse. Il met en scène ce que Carl Jung appelait le Soi en devenir : un Moi traversé de forces contradictoires, en perpétuel mouvement. Ici, chaque figure représente un complexe psychique : un fragment de personnalité, un masque social, une mémoire enfouie.
Camarilla devient alors une table d’émeraude contemporaine où la douleur côtoie la beauté, où l’enfant intérieur dialogue avec la femme adulte, où le visible masque l’invisible.
Un miroir pour le spectateur
Ce qui frappe chez Salma Mejri, c’est sa capacité à inclure le regard de l’autre dans son œuvre. Le spectateur ne reste pas passif : il est happé, impliqué, interrogé. Qui sont ces figures qui nous scrutent ? Que disent-elles de nous ? Chacun y voit un peu de soi. La peur, le désir, la honte, la joie, tout y est, sans hiérarchie.
Dans un monde saturé d’images jetables, cette œuvre demande un regard habité, un regard lent. C’est une invitation à plonger en soi.
La maturité artistique
İci, l’artiste ne cherche pas à plaire mais à dire… à révéler. Entre l’art et la psychologie, entre l’intime et le politique, elle construit une œuvre à la fois lisible et mystérieuse, séduisante et dérangeante. Elle peint l’entre-deux : l’indécidable-l’indicible.
En cela, Mejri appartient à cette lignée d’artistes qui transforment leurs toiles en espaces. Camarilla est un passage, un miroir où chacun peut reconnaître ses propres conflits intérieurs.
Une œuvre-totem pour notre époque
À l’heure où l’identité devient un enjeu social, politique, et parfois marchand, l’œuvre de Salma Mejri nous rappelle une vérité oubliée : nous sommes multiples. En nous cohabitent des figures opposées, des voix silencieuses, des masques protecteurs. Ce tableau en témoigne avec une sensibilité rare.
‘‘Camarilla’’ n’est pas seulement un tableau. C’est une scène intérieure, un conseil secret, une cartographie de l’âme contemporaine.
* Psychothérapeute et psychanalyste.
** Artiste visuelle multidisciplinaire, diplômée en design industriel (EAD 2002), qui expose régulièrement en Tunisie et à l’étranger. Elle expose actuellement avec le groupe Narration Immersive du 27 mai au 9 juin 2025 à El Teatro-Aire libre.
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