Désespérance et incivilité des élites en Tunisie

La Tunisie traverse une crise silencieuse où la désespérance des élites et l’incivilité quotidienne des citoyens se combinent pour façonner une culture de la laideur. Les architectes, intellectuels et autres acteurs culturels ont un rôle décisif pour transformer ce désordre latent en projet collectif. Ignorer cette dynamique, c’est laisser la société se réinventer par défaut, dans le désordre et la gabegie. (Ph. Cité Ennasr, à Tunis : Quand chacun fait comme il veut, c’est la société tout entière qui apprend à tolérer l’inacceptable.)

Ilyes Bellagha *

Nous ne savons plus où nous allons, mais nous continuons à marcher comme si tout était normal.

La bourgeoisie tunisienne, traditionnellement formée et privilégiée, exprime un désarroi profond. Architectes, cadres et intellectuels continuent de se projeter dans les cercles de pouvoir sans mettre à jour leurs méthodes, leurs pratiques ou leur rapport au travail. Le prestige académique et les titres ne suffisent plus.

Le travail devient précaire, mal reconnu, et souvent déconnecté des réalités sociales. Pendant ce temps, la population, elle-même en quête de repères, ne trouve ni sens ni reconnaissance dans ces élites déphasées.

Incivilité et normalisation des comportements

Quand chacun fait comme il veut, c’est la société tout entière qui apprend à tolérer l’inacceptable.

L’incivilité quotidienne n’est pas un simple problème moral : elle est le symptôme d’une société qui expérimente de nouvelles normes dans l’ombre des institutions défaillantes. Frustration, absence de projet collectif et détachement des élites transforment le quotidien en laboratoire social.

Ce qui était autrefois marginal devient progressivement toléré, visible, et, à terme, normalisé. La Tunisie ne subit plus seulement une politique défaillante : elle fabrique sa propre inculture par défaut, dans laquelle comportements et pratiques s’imposent plus vite que la loi.

L’architecte comme révélateur et acteur

Ce que je fais à une maison, je le fais à un corps. Ce que je fais à la société, je le fais à son avenir, dirait l’architecte qui, en tant qu’acteur culturel, occupe une place cruciale. Une formation élitiste et théorique ne suffit plus à légitimer un travail souvent précaire et mal valorisé. Ceux qui se limitent à la posture du prestige risquent d’alimenter le désordre latent.

À l’inverse, ceux qui réinventent leur rôle, adaptent leurs savoir-faire aux réalités locales et ouvrent le dialogue avec la population peuvent devenir des leviers de renaissance culturelle et civique. L’architecte peut alors transformer l’incivilité et la frustration en création et en projet collectif.

Vers un projet collectif

Ignorer cette dynamique, c’est laisser la société se réinventer par défaut. Et si rien n’est fait, la frustration, l’incivilité et la désespérance peuvent devenir la norme.

Le véritable défi pour les élites et pour l’architecte est de transformer cette énergie négative en un projet collectif tangible et intelligible. Avant que la culture émergente par défaut ne s’impose, il est urgent de reconstruire des repères communs et de réinventer le rôle de chacun dans la société tunisienne.

* Ancien président de l’Ordre des Architectes de Tunisie.

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