‘‘Naissance d’une démocrature’’: la démocratie islamiste, ou la quadrature du cercle

On conçoit que le président Saïed avec son caractère hautain, son langage stéréotypé, et son mépris affiché de ses détracteurs, ne se soit pas fait que des amis. On ne juge pas pour autant un chef d’Etat que sur l’antipathie qu’il inspire. Mais prétendre que les institutions soient en panne ou aient disparu depuis son accession au pouvoir est simplement une contre-vérité.

Par Dr Mounir Hanablia *

Ce livre est intéressant parce qu’il sublime le temps, et pas que par sa couverture reproduisant un tableau, l’assassinat de César. C’est toujours la tyrannie qui est abhorrée et sa chute constitue souvent une source d’inspiration pour les artistes.

Pourtant les exemples d’autocrates ayant rendu service à leurs pays abondent. Louis XI avait sauvé la France de la conspiration des princes tout comme Pierre le Grand l’avait fait en Russie en la débarrassant des Boyars. Au contraire, la couronne élective de Pologne avait valu à ce pays bien des déboires. En revanche  Charles Ier d’Angleterre avait perdu la tête sur le billot pour s’être opposé à son parlement.

Un aide mémoire précieux

Cependant dans quelques années cet ouvrage constituera certainement un aide mémoire précieux des événements et des étapes qui ont vu Kaïs Saïed installer et consolider son nouveau régime, qualifié de démocrature, après avoir effacé celui issu de ce qu’on a qualifié de révolution symbolisé par la Constitution de 2014 qui était le fruit d’une entente, d’un concordat, entre deux partis politiques, Ennahdha représentant de l’Islamisme, et Nidaa Tounès les forces modernistes qu’on n’irait pas jusqu’à qualifier de laïques.

L’auteur se montre particulièrement sévère relativement à l’action entreprise, à savoir le parjure par la violation de la Constitution censée être protégée et respectée et ayant permis l’accès à la magistrature suprême, le refus de la prestation du serment des ministres du gouvernement Mechichi, la dissolution du parlement, du gouvernement, la mainmise sur la justice, la légifération par décrets, l’instauration d’une nouvelle constitution ambiguë issue de son seul fait, les consultations électroniques, le très faible taux de participation au référendum entérinant le changement, la désaffection du peuple relativement à la chose politique, la dégradation de la situation économique, le racisme anti-africain, la migration en masse des jeunes vers les pays européens et l’Amérique, l’arrestation des opposants, des journalistes, des hommes d’affaires, le contrôle de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, l’élection d’un parlement aux ordres avec un très faible taux de participation.

Avec force citations de Aristote, Montesquieu, Locke, Weber, Tocqueville, Kant, Habermas, Benjamin Constant, Hobbes, Schmitt, et même Renan, l’auteur démontre que le régime politique instauré par le président Saied ne s’apparente en rien à une démocratie occidentale, et que par conséquent, il n’y existe pas de garanties constitutionnelles relativement au respect du bien le plus précieux du citoyen, sa liberté.

L’arbitraire qui a été érigé en raison d’Etat

Autrement dit, selon lui, toutes les institutions ayant été détruites, c’est l’arbitraire qui a été érigé en raison d’Etat au nom de l’égalité entre les élites et les classes défavorisées, aboutissant à un système politique comparable à ceux d’Erdogan, Chavez, Poutine, et même Trump et Bolsonaro, ces derniers pourtant opérant en démocratie. L’auteur ne le dit pas, mais en fait il critique l’autocratie, autrement dit le pouvoir d’une seule personne d’imposer sa volonté à l’ensemble du corps social sans aucune consultation autre que formelle, et revendique un devoir d’opposition, de révolte, contre le régime privatif des libertés tel que reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la constitution américaine.

Toujours dans la continuité de son réquisitoire, il essaie de déterminer les causes ayant amené un peuple privé pendant longtemps de liberté, qui selon lui s’était débarrassé de ses chaînes, par le biais d’une révolution, à accepter de se les voir remettre avec autant de facilité à l’ère de l’Internet et de l’Intelligence artificielle, et suggère même pour l’expliquer l’influence de la religion musulmane, selon lui par essence réfractaire à tout pluralisme, toute différence, toute évolution, toute liberté de pensée, une opinion somme toute Renanienne.

Abstraction faite des arguments développés, et qui sont dans une large mesure défendables dans leur formulation théorique même s’il faut les replacer dans leur contexte politique, le paradoxe du raisonnement, son point faible si on peut dire ainsi, c’est qu’après avoir soulevé cette hypothèse, celle d’un exceptionnalisme arabo-musulman intériorisant le califat et réfractaire à la démocratie, qui relève à mon avis de l’orientalisme le plus contestable, il critique justement le rejet du parti islamiste Ennahdha hors des cercles du pouvoir parce que selon lui il commençait à se dissoudre dans la démocratie, et qu’il qualifie de démocratique la constitution de 2014, qui ne fut en fait qu’un compromis de circonstance non dénué d’arrière-pensées entre deux partis politiques.

L’un de ces deux partis, étant donnée sa nature cléricale, n’aurait jamais dû se trouver au centre d’un processus démocratique si l’on se réfère aux opinions républicaines radicales proches de celles des Montagnards de Robespierre exprimées par l’auteur, et il est douteux qu’il eût été écarté dans le respect des normes constitutionnelles (de 2014), justement à cause du «vide du pouvoir» (une expression de Pasolini relativement à l’emprise du marché global sur la ou le politique) qu’il avait réussi à instaurer avec l’implosion du Nidaa en s’alliant avec des partis para-jihadistes (Al-Karama) ou mafieux (Qalb Tounès), pour s’assurer la majorité parlementaire, ainsi que l’appui du chef du gouvernement Hichem Mechichi.

Il ne faut à cet effet pas oublier que Rached Ghannouchi avait affirmé après les secondes élections législatives que la reculade de 2013 ayant conduit son parti à abandonner le pouvoir et à proclamer son caractère civil n’avait été que tactique. Il faut donc en prendre acte.

L’autre remarque, c’est le ralliement massif de l’appareil de l’État, en particulier les forces de sécurité et l’armée, au président, lors du coup d’Etat ainsi que cela est qualifié dans le livre, et qui démontre que ce pouvoir autocratique dénué de parti politique est plus une apparence qu’une réalité. Il faudrait ainsi déjà savoir qui depuis lors gouverne réellement.

La dernière, a trait à l’isolement du pays et à la crise économique sévère à laquelle il fait face avec l’obligation de rembourser les dettes odieuses contractées dans une large mesure sous les gouvernements d’Ennahdha et du Nidaa, sans que les pays créanciers n’en consentent ne serait-ce que le rééchelonnement, tout en faisant pression sur l’évolution interne et la politique extérieure (question de la reconnaissance d’Israël).

A qui faut-il jeter la pierre?

Le concept de souveraineté a évolué ainsi que le précise l’auteur, la démocratie aussi, dont on peut se demander quel sens elle garde encore à l’ère de l’internet et des influenceurs occultes (Cambridge Analytica) qui interfèrent dans le déroulement des élections présidentielles, y compris en Amérique, et à fortiori, en Tunisie…

Certes ! Mais si les créanciers avaient voulu consolider le pouvoir du président Saïed, ils n’auraient pas agi différemment, et à mon avis ils l’ont fait en sachant que malgré son discours souverainiste populiste destiné à la consommation locale, il ne remettrait pas en question le libéralisme économique et la propriété privée (la preuve en est la levée du gel sur les biens au clan Trabelsi après l’écoulement du délai légal), qu’il serait à même d’imposer au peuple (y compris les hommes d’affaires) l’effort nécessaire pour le remboursement des dettes, contrairement aux précédents gouvernements qui pour des raisons électoralistes se refusaient à le faire (il faut se souvenir des réactions des créanciers européens face aux Grecs pourtant membres de la zone euro qui subordonnaient le remboursement de leurs dettes à l’assentiment populaire), et qu’il collaborerait à la lutte contre l’émigration clandestine telle que exigée par les pays européens.

Ces trois conditions sont remplies par le régime politique tunisien actuel, à qui on peut certes reprocher de ne pas relancer l’investissement (cela ne dépend pas que de lui) pas plus d’ailleurs que le régime «démocratique» précédent ne l’avait fait; preuve s’il en est que l’investissement ne dépend pas de la nature du régime politique mais de la confiance qu’il inspire aux marchés internationaux dont la stabilité constitue le critère principal, ainsi que le démontrent les cas de la Chine qui pour être communiste n’en a pas moins attiré les capitaux internationaux, ou celui du Maroc, un Etat monarchique qui a la quote à cause de l’audace de ses relations extérieures (Israël).

On veut bien admettre que le pouvoir du président Saïed n’obéisse nullement aux normes démocratiques communément admises, sans être obligé de se référer à la pléthore de théoriciens de la chose politique qui confèrent à sa critique un  caractère savant irréfutable, mais sa comparaison avec Hitler est outrancière, même après ses propos malheureux sur les Africains, qu’il s’est abstenu de répéter depuis; Eric Zemmour ou le Hollandais Geert Wilders seraient plus justiciables d’une telle comparaison du fait du caractère délibéré systématisé et répétitif de leur racisme.

Prétendre pour autant que le président Saïed ne dispose pas de soutiens extérieurs ne semble pas corroboré par la réalité des faits et la dernière visite des présidents du parlement européen, des chefs des gouvernements italien et néerlandais, quelles qu’en soient les raisons, critiquables ou pas, l’illustre parfaitement. Et si la politique est l’art du possible, on peine à imaginer eu égard au contexte, comment tout autre régime politique eût dû ou pu procéder en pareilles circonstances.

Le peuple s’accommode avec la bonne vieille dictature

Personnellement, je préfèrerais autant que l’auteur vivre en démocratie avec toutes les garanties issues des droits de l’homme attachées à la préservation de ma liberté, mes droits, mes biens, ma personne et ma famille, plutôt que de les voir dépendre de la bienveillance d’un président qui n’est pas éternel; malheureusement les démocrates de mon pays ne l’ont pas voulu ainsi, en acceptant de voir confier le pouvoir à un parti qui ne l’est pas, et le peuple, ce bon vieux peuple qu’on accuse d’ignorance quand il ne vote pas dans le sens voulu, mais qui est en réalité doté d’un solide bon sens issu d’une sagesse multiséculaire, comprenant qu’il a été floué, a préféré retourner à la bonne vieille dictature qu’il connaît au moins depuis longtemps et dont il a appris à s’accommoder, tout en refusant de se compromettre avec elle, ainsi que les très faibles participations aux scrutins et aux consultations le démontrent. A qui faut-il donc jeter la pierre?

Pour conclure, on conçoit que le président Saïed avec son caractère hautain, son langage stéréotypé, et son mépris affiché de ses détracteurs, ne se soit pas fait que des amis. On ne juge pas pour autant un chef d’Etat que sur l’antipathie qu’il inspire. Mais prétendre que les institutions soient en panne ou aient disparu depuis son accession au pouvoir est simplement une contre-vérité.

Il faut déjà faire la part dans les dysfonctionnements administratifs actuels certes réels de ce qui revient à l’austérité imposée par l’endettement de l’Etat et les réformes structurelles exigées par les bailleurs de fonds. Et compte tenu de l’absence de toute marge de manœuvre de l’Etat tunisien dans ses choix économiques, aucun autre président ne pourrait faire mieux, ni pire.

Il n’en demeure pas moins que la démocratie n’a pas de sens sans la prospérité économique qui doit nécessairement l’accompagner, ainsi que l’avait stipulé un homme politique américain. Et autrement il n’y a pas lieu de l’ériger en dogme infaillible, et il y a d’autant moins de raisons de le faire en permettant à des forces politiques qui en sont la négation de l’occuper comme un ver dans le fruit.

Ce sont pourtant de telles confusions, qui avaient en leur temps conduit les laïcs modernistes Yadh Ben Achour et Kamel Jendoubi, sollicités il est vrai par Béji Caïd Essebsi, à poser le pied d’Ennahdha à l’étrier du pouvoir, un parti à qui la vox populi attribue les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, et qui outre le fait qu’il n’a rien apporté au pays, n’a pas empêché les départs des djihadistes combattre en Syrie, c’est le moins que l’on puisse dire. Et voilà que ce parti, écarté du pouvoir à la demande générale, nos démocrates hurlent désormais à la mort! Un brillant académicien, même en sciences politiques, pour autant qu’il ne se départisse pas de la nécessaire objectivité, ne fait pas forcément un homme politique; ni même un bon polémiste. 

* Médecin de libre pratique.

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