Né à Nefta en 1921, Tab’i Lakhdhar est nouvelliste, essayiste et enseignant. A fait ses études à la Zitouna. Enseigna dans le primaire puis dans le secondaire. Membre de l’Union des écrivains tunisiens et du Club de la nouvelle. Parmi ses recueils de nouvelles (en arabe) : Tatouage sur un bras atrophié, 1985; Un reste de paroles, 1994; La ville des secrets, 2012. Il décède en 2014.
Nouvelle de Tab’i Lakhdhar (traduite de l’arabe par Tahar Bekri)
La main chétive s’étendit vers le bouton du réchaud pour l’éteindre. Le bruit cessa et ne resta que le vacarme dans la marmite. Sa main souleva le couvercle pour calmer le bouillonnement. Le jeune homme lança un rire comme si on lui avait raconté une anecdote.
– Appelle-toi comme tu veux – chakchouka, tbikha* – ou tout autre nom de ton choix, mais je sais que tu seras une affaire dans mon estomac. Je t’introduirai en toute attention, même si je ferme les yeux, afin d’éloigner de toi, la pudeur, dit-il. Puis il ajouta, c’est un fait des hommes, ma chère. Si j’étais à l’aise, je t’aurais prodigué les meilleurs mets. Oh ! Nous ne serons pas plus malheureux aujourd’hui qu’hier. Quand le lendemain arrive, nous le tromperons. Le plus difficile est quand tu veux ruser avec le temps. Quel défaut a ce plat ? Cuit sur le feu, dessus, même le fer devient utile quand il fond. Autrement, il serait nourriture pour les punaises, peut-être le partagerais-je avec elles, car il n’y a pas de fuite pour payer la redevance, sinon, nous serions assaillis par l’insomnie, qui nous taquinerait avec diverses piqures.
Il ne reste qu’à aller chercher le pain, difficile à trouver en ces jours.
Il partit presque pressé quand il rencontra une colonne de soldats qui a ralenti sa marche. En s’arrêtant, il se souvint de choses qu’il avait entendues qui faisaient peur, de scènes qu’il avait vues, d’ennuis qu’il avait subis de la part de ces porteurs d’uniformes sombres. Rapidement, ils disparurent lorsqu’il poursuivit son chemin. Ses pas résonnaient comme des doigts qui craquent. D’autres pensées le séduisirent alors qu’il cherchait son chemin au Souk Al-Asr parmi la foule serrée. Cet endroit, va-t-il rester un lieu pour les commerçants des flatteries ? Ses yeux étaient fatigués de regarder ces visages qui rappellent la dernière visite à l’hôpital des maladies pulmonaires, dont les propriétaires s’efforcent de s’introduire au nom du commerce, dans le domaine des vivants, essayent de consolider leurs pieds sur des pierres lisses, en se battant pour leur existence.
– Il n’y a pas de pain au Souk Al-Asr, ces affamés le laisseront-ils, même pour quelques minutes ? Allons vers Bab Jedid, dit-il. Il se dépêcha comme s’il se rappela soudain qu’il avait faim et qu’il était venu chercher le pain. Il ne demanda pas après le pain, mais fit usage de ses yeux.
Il n’y a pas un seul pain à Bab Jedid, mais, il y a de plus important que le pain, c’est qu’elle est là.
Elle était occupée à repasser les vêtements en fredonnant un air que tu as saisi de tout ton être, bien qu’il fût non arabe. Tu te mis debout en face, du côté où elle travaillait et où tu pouvais la voir du pied à la tête. Rita, que tu vénères et dont tu rêves, ne quitte tes pensées que pour revenir dans un habit plus beau et une image plus magnifique. Tu ressentis que les regards, tous les regards, se dirigeaient vers toi pour te surveiller, mais tu te dis : Si je restais à la regarder toute ma vie, je ne m’en lasserais pas, ni la fatigue ne me parviendrait, ni ne penserais au pain, comment accorder de l’importance aux yeux des curieux ? Elle était vraiment une rose. Tout en elle est beau, le visage, la taille, les yeux, les cheveux et même le vêtement de travail qu’elle porte. L’homme espère qu’elle lui fasse un geste. Même si elle te tuait, tu mourrais en riant, avenant.
La beauté lumineuse, la jeunesse tendre, le visage clair, c’est ainsi Rita, que tu aimes, l’Italienne qui lave les vêtements et les repasse. Celle qui fit que chacun de tes pas ne pouvait s’achever sans passer par Bab Jedid, par son chemin à elle, Tu fus troublé et envahi par la timidité quand elle te jeta un regard câlin, une taille d’ivoire, soulevant ses cheveux ondulés, lorgna vers toi avec coquetterie en t’interpellant, tes mots moururent sur tes lèvres, tu ne pus que poser tes mains sur ta chevelure, puis les paroles vinrent difficilement, quittèrent tes lèvres sèches, pendant que tu regardes le bout de tes chaussures :
– Tu laves les burnous ?
Elle te gifla par une réponse qui acheva ce que tu considérais comme un courage.
– Tu ne vois pas ce que je fais ? Est-ce que tu vois ici quelque chose de ce que tu cherches ? Sois civilisé et reviens me voir.
– Pardon si j’ai mal agi par mes propos stupides.
Tu te lanças, pressé, comme si tu sortais à l’instant d’un bureau de juge d’instruction. Tu ne te retournas pas, ni ne levas la tête. Tu poursuivis ton chemin vers Bab Dzira, délirant, afin de répondre à l’écho que tu entendais, les gens qui se moquaient de toi, t’adressaient leurs rires ironiques qui cognaient contre ton oreille. Tu dis, soutenant leur ironie : Maudit soit ce stupide que je suis. «Tu laves les burnous ?». Est-ce que ces disques d’albâtre, ces doigts d’ivoire servent à laver des choses rugueuses et dures ? Comme tu es stupide, toi qui portes ma jebba ! Qui, la crois-tu ? Ta sœur Taos ? Ou ta mère Dor’ya qui frappe de ses pattes d’ânesse les dures couvertures.
Paix sur toi, Sidi Mahrez. Je suis né un hier proche dans ta ville. Mon chemin y est encore peu sûr. Même les chevaux qui tirent les calèches ont plus d’expérience que moi. Je voudrais être quelque chose que je ne pourrais être. Même chasser les mouches a des règles. Tu te rendis compte que tu étais venu chercher le pain. Et pas de pain à Bab Dzira.
Tu poursuivis ton chemin, tu ressentais des choses qui pénétrèrent ton esprit, à l’instant et lui résistent, le chemin se perdit sous tes pieds, tu ne savais plus où tu étais. Tu te réveillas soudain, tu te trouvas collé aux Juifs, dans le quartier de Sidi Mardoum. Tu dis en leur parlant : Voisins de Sidi Mahrez, vous avez su où vous installer !
Les odeurs de viande grillée, de poisson, envahirent tes narines. Ici, tous mangent. Toutes les bouches travaillent, pas de chômage. Ils étaient comme nés pour cela. Tu passas ton regard sur une boutique de laquelle s’élevait une fumée, tu vis une femme avachie sur un fauteuil. Elle paraissait si méchante, sa voix était terrible, elle donnait des ordres. Sous son trône, les enfants d’Israël, occupés par la nourriture appétissante et la plaisanterie, tu ne savais s’ils mangeaient ou plaisantaient.
Tu dis soupirant, il n’y a pas de plus heureux que ce quartier. Ni de plus crasseux. Ils sont comme des sauterelles, ils vont tout achever. Puis ils partiront, mais vers où ?
Les airs des mizmars, les sons sur les tambourins, la joie marquant les visages. Tout le mal que tu ressentais. Je me bats dans une ville entière pour avoir un pain mais ne l’obtiens pas, mais ceux-là… Cesse de te promener dans ce quartier crasseux. Tu ne supportes plus rester parmi les rassasiés et toi, affamé.
Paix sur toi, Ibn Khalaf, tu as assuré le bien-être aux Juifs, comme aux Musulmans de Bab Souika, me voici venant vers toi, aide-moi aussi. Tu tendis tes mains pour lire la Fatiha** dans une piété, un peu légère, ton esprit revenant vers Bab Jedid, où se trouvait la belle Italienne, Rita, celle que tu aimes. Tu cachas à ton oreille ce qui se déroula entre toi et le Saint homme. L‘entrée d’une femme te fit sursauter. Elle appelait en criant avec insistance : Sidi Mahrez ! Comme si elle demandait que la terre se fissurât pour que le Saint homme se levât et la rencontrât tout de suite. Tu passas ta main sur ton visage et dis : Amen ! Tu fus pris par un sentiment que celui qui fait une demande à un haut lieu se rassure de la réponse.
Quand tu t’arrêtas sur la place regarder les arrivants et les partants, tu ressentis que la place de Bab Souika a encore un goût particulier, tu pensas au fond de toi : même s’ils sont pauvres comme moi, ils portent les cilices de la virilité. Rien ne te séduit pour te promener dans leur quartier, sauf connaître l’honneur de l’appartenance.
Autre chose que tu as oubliée, mon esprit. L’homme ne ressentira pas son existence tout entière, ne verra que son propre visage, n’entendra que sa propre voix. Quant à la pauvreté, elle est la dernière chose que l’homme se méprise avec, lui-même. Tu es vraiment invincible ô quartier rebelle ! Tu fermas tes yeux, tu n’entendais plus ce qui se disait. Même le crissement du tramway, tu l’éliminas et le considéras comme une atteinte à ta dignité. Tu malmenas ses promenades chaque fois que l’obscurité s’abattit sur la ville. Ah ! Si je pouvais t’appartenir un jour ô visage de ma patrie haineuse. Tu demandas après le pain un moment mais tu ne vis point sa trace. La réponse te parvint : il fut pris de force par les mains des affamés.
La peine te vainquit. Tu la secouas avec le rire, en passant par derrière la ruelle arrière qui serpentait. Tu voyais à travers les trous des portes, des visages maquillés. Tu dis avec douleur : C’est étonnant, ils font ça, en plein jour ! Dans mon village, ils meurent pour l’honneur, pour ce qui est toléré ici. Y aurait-il un jour un lieu comme celui-ci dans notre village ? Mon village n’a pas plus ni moins d’honneur que ce lieu.
Les quartiers sont entourés d’une enceinte, leur particularité est qu’ils sont attribués à des Saints. Afin de se cacher derrière la piété et la bienséance. Des passages pour pécheurs, des aires pour prostituées, voilà ce qu’on a fait de vous Saints hommes. Je ne peux affirmer si vous êtes devenus des maquereaux ou des gens de bénédictions : Sidi Byan, Sidi Abdallah Guech, Sidi Ben Naïm, Lalla Arbia, protègent ces quartiers et veillent sur les affaires des prostituées comme celles des maquereaux : Même Ibn Khalaf n’y a pas échappé, un quartier de péché s’est planté derrière son dos.
Tu fus atteint de désespoir. Il vaut mieux que tu retournes à ton nid. Il n’y a pas un seul pain dans la ville pour calmer ta faim, mais à la place, il y a bien d’autres choses !
Revue Al Fikr, 30e année, n°1, octobre 1984.
* Plats tunisiens populaires.
** Sourate-prélude du Coran.