Le blues des diplômés chômeurs en Tunisie

Les manifestations des détentrices et des détenteurs de doctorats se suivent et se ressemblent depuis de nombreuses années en Tunisie, sans que leurs revendications ne soient satisfaites. Et la question qui se pose est la suivante : quelles chances ces revendications ont-elles d’être satisfaites un jour ? Trêve de mensonge, et arrêtons de bercer de fausses illusions ces laissés-pour-compte !

Imed Bahri

Ces docteurs et doctoresses au chômage ont manifesté, encore une fois aujourd’hui, mercredi 14 août 2024, devant le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, pour exiger la régularisation de leur situation, c’est-à-dire leur recrutement dans la fonction publique pour aller renforcer les rangs des 700 000 fonctionnaires, dont un certain nombre de ronds de cuir et de bras cassés qui coûtent cher aux contribuables sans être d’aucune utilité à la nation.

La plupart de ces docteurs et doctoresses ont fait des études dans des branches qui ne sont plus recherchées dans le marché de l’emploi. Et c’est là où le bât blesse et où l’Etat se trouve en partie responsable de cette situation : il n’a pas su adapter les contenus de l’enseignement aux besoins du marché de l’emploi, alors que cette distorsion avait été relevée depuis les années 1990, sans que rien n’ait été fait pour y remédier.

Msamer msaddada

On ne peut certes blâmer ces manifestants, car quelques ronds de cuir et bras cassés de plus n’alourdiront pas outre mesure la masse salariale, déjà trop lourde, de la fonction publique, qui est l’une des causes principales du creusement des déficits publics et du surendettement de notre pays. Lequel a réalisé, l’année dernière, l’un des taux de croissance les plus bas de son histoire (0,4%) et qui risque de faire encore pire cette année. Comment dans ces conditions créer des emplois, sinon en continuant de s’endetter indéfiniment et au-delà de toute raison ?

Le problème, car  problème il y a, c’est que les autorités publiques refusent de faire face à la réalité, de tenir un discours de vérité et de dire à toutes ces femmes et tous ces hommes, dont certains sont âgés de plus de 40 ans, et qui attendent un emploi depuis une vingtaine d’années, que la fonction publique ne peut plus vraiment absorber davantage de salariés et que leurs diplômes, si tant est qu’ils valent encore quelque chose, devraient normalement leur ouvrir la porte de l’emploi dans le secteur privé.

Nous savons tous, pour l’avoir souvent entendu de la bouche même de certains chefs d’entreprises, qu’ils ont de gros besoins dans certaines spécialités et qu’ils ont beau chercher, ils n’en trouvent pas sur le marché de l’emploi. Certains ajoutent qu’ils ont examiné des centaines de dossiers d’embauche et fait des entretiens à autant de candidats pour en arriver à la conclusion que les diplômes présentés sont bidons et que leurs détenteurs ne savent pas faire grand-chose. Soit parce qu’ils n’ont pas fait la formation adéquate, soit qu’ils n’ont pas complété leur formation initiale par des formations complémentaires susceptibles de les doter de compétences utiles susceptibles de leur ouvrir les portes d’un emploi décent et bien rémunéré.

Mosmar fi hit

Ces emplois existent hors de la fonction publique, c’est-à-dire dans le privé, en Tunisie, ou même à l’étranger, en Europe, au Canada et dans les pays du Golfe, qui sont très demandeurs. Encore faut-il les mériter en présentant la compétence, l’expérience  et les dispositions professionnelles requises. Mais que faire, quand la plupart de ces docteurs et doctoresses n’ont qu’une seule ambition : un emploi dans la fonction publique, mal rémunéré, mais garanti à vie, le fameux «mosmar fi hit» (clou au mur) qui remplit déjà l’administration publique de dizaines de milliers de «msamer msaddada» (clous rouillés) !

Certaines vérités doivent être dites publiquement et il ne sert à rien de continuer à bercer d’illusions ces pauvres chômeurs de luxe, qui rêvent de bureau climatisé, de voiture de fonction et de bons d’essence à gogo qu’ils n’auront peut-être jamais. on ferait sans doute mieux de leur dire de compter sur eux-mêmes, d’améliorer leurs compétences et de viser plus haut qu’un «mosmar fi hit» qui, avec les ressources limitées actuelles du pays, est devenu inaccessible. Il est fini le temps où au sortir de l’université, on était assuré de trouver un travail conforme à ses ambitions.

Penser les années 2020 avec la mentalité des années 1960, c’est aller droit dans le mur. Si on n’y est est pas déjà…