En islam, et à de rares exceptions près, le savoir scientifique est toujours demeuré fragmentaire et dénué de toute volonté de le faire évoluer et aboutir. Les pays arabes et musulmans ne produisent pas le savoir, c’est une cause entendue. Comment en est-on arrivé là?
Par Dr Mounir Hanablia *
L’une des références citées dans ce livre avait très justement fait remarquer qu’en 1660 la cathédrale Saint Paul de Londres et le Taj Mahal d’Agra étaient tous deux en construction. Mais alors que l’Angleterre produisait Newton, l’Inde se repliait sur elle-même empêtrée dans ses guerres, ses luttes dynastiques et ses harems.
On aurait tout aussi bien pu ajouter que la science militaire de Ahmed Shah Abdali en 1730 égalait celle du fameux duc anglais Marlborough, dont aucun général de Louis XIV (dit le Roi Soleil) n’avait pu venir à bout. Pourtant en 1764 à la bataille de Plassey, les troupes (coloniales) de Clive, encerclées par celles vingt fois plus nombreuses du Nawab du Bengale, n’en avaient fait qu’une bouchée; elles avaient pris la précaution de recouvrir leurs provisions de poudre et de munitions par des bâches étanches, et cela leur avait permis, contrairement à leurs adversaires, de disposer d’armes en état de fonctionner à la fin de l’orage qui avait éclaté brusquement ce jour-là. Il faut dire que depuis Crécy en 1346, quand les arbalétriers génois du roi de France s’étaient retrouvés incapables de bander les cordages de leurs armes trempées par la pluie, les Anglais savaient à quoi s’en tenir.
Quatre siècles de retard
Néanmoins il n’y a pas que les conjonctures des batailles pour expliquer les aléas de l’histoire. On pourra toujours arguer du remplacement des dar el-ulum bouyides chiites dispensant le savoir profane par les medersas seldjoukides sunnites d’enseignement exclusivement charaïque, de la fermeture de l’observatoire astronomique d’Istanbul sur injonction des ulémas, du retard (quatre siècles) pris pour introduire les imprimeries dans le monde musulman alors que les Arabes avaient été les premiers à utiliser le papier en provenance de Chine pour l’écriture dès le Xe siècle. Mais tout s’était-il réellement joué plus tôt lorsque les rationalistes mutazilites élitistes avaient subi une défaite décisive face aux clercs religieux soutenus par la populace menés par Al-Ghazali qui avait placé le texte révélé du Coran au-dessus de toute discussion, de toute remise en question?
Les choses ont perduré ainsi jusqu’au XIXe siècle quand Jamal Eddine Al-Afghani, Mohamed Abdou, plus tard Mohamed Iqbal, face à l’occupation coloniale des pays musulmans avaient tenté de démontrer la compatibilité de l’islam avec la science moderne. Mais avec la mondialisation et l’apparition des réseaux sociaux, l’imposture selon laquelle toutes les découvertes scientifiques sont en réalité incluses dans le texte coranique a fait florès, au bénéfice évidemment des islamistes.
Le Coran est-il pour autant un obstacle épistémologique de première importance ? Si l’on s’en réfère au texte, il ne l’est pas plus que tout autre livre, et même bien au contraire. Par contre, relativement à l’organisation politique qu’il a inspirée, celle de régimes dont le prêtre roi règne sur des populations occupées en s’appuyant sur une aristocratie guerrière, et sur la légitimité conférée par les clercs religieux en vertu d’un droit immuable de l’interprétation du sacré, la réponse ne peut être qu’affirmative.
La séparation entre les pouvoirs
En Europe il y avait eu l’habeas corpus et le parlement en Angleterre, la querelle des investitures entre l’Eglise et l’Empire, qui avaient préparé la voie à la séparation entre l’Etat et l’Eglise et entre les pouvoirs, au droit de propriété, et à la libre entreprise.
C’est la libre entreprise qui avait assuré aux Hollandais puis aux Anglais la domination des mers par le biais des compagnies de commerce, et seules certaines garanties politiques aboutissant à la citoyenneté et au concept de nation avaient permis aux commerçants d’investir sans crainte d’être dépossédés par l’Etat. Et c’est toujours la libre entreprise qui avait permis les améliorations techniques de la navigation et de l’armement nécessaires au commerce et à la colonisation européens.
Il n’y a rien eu de tel en islam où à de rares exceptions près le savoir scientifique est toujours demeuré fragmentaire et dénué de toute volonté de le faire évoluer et aboutir. Le cas le plus significatif en est l’Espagne et le Portugal, ces deux pays qui n’ont eu de cesse d’utiliser les connaissances léguées par les Arabes qu’ils venaient de vaincre pour devenir des puissances maritimes de premier plan, chose que ces derniers durant sept siècles n’ont jamais accomplie, probablement parce qu’ils n’en ont pas éprouvé le besoin.
Les vérités établies
En conclusion, prétendre que la quête du savoir s’est interrompue avec Avicenne et Al-Biruni sous l’influence des docteurs de la loi n’est vrai que dans un sens; c’est même déjà un peu idéaliser les choses dans une quête d’essence idéologique. Si des musulmans se sont intéressés à la philosophie grecque, iranienne, et hindoue, les pouvoirs politiques en place en avaient fixé les limites à ne pas franchir. S’ils ne se sont pas intéressés à l’amélioration des techniques de navigation c’est parce qu’ils empruntaient les routes terrestres, et que le cabotage le long des côtes de l’Asie ou de l’Afrique ne nécessitait pas de navires de haute mer, bien plus grands, rapides et solides, ceux-là mêmes que les Européens, disposant de forêts en abondance, n’avaient d’autre choix que de construire.
De surcroît la richesse accumulée grâce au commerce et aux conquêtes n’incitait pas à la remise en cause des habitudes ou des vérités établies, qu’elles fussent politiques, sociales, ou religieuses. Cette prospérité a eu le même effet paradoxal que l’or des Amériques sur l’Espagne, qui en achetant selon ses besoins, a fait travailler les économies de ses voisins, tout en négligeant la sienne, avant de se retrouver ruinée.
En fin de compte, plus que les entraves épistémologiques en rapport ou non avec la religion, c’est la situation géopolitique de l’islam qui a rendu son déclin inéluctable. Le drame est que le débat ouvert pour en expliquer les causes et y remédier, n’est toujours pas clos.
* Médecin de libre pratique.
‘‘L’islam et la science. En finir avec les compromis’’, essai de Faouzia Farida Charfi, éd. Odile Jacob, Paris 2021, 240 pages.
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