Arrêter les rivaux politiques n’est pas le meilleur moyen de lutter contre la corruption et de mettre fin à la crise sociale et économique en Tunisie. Il doit y avoir une approche globale de la lutte contre la corruption qui implique l’État, le peuple, les médias et les systèmes juridiques et judiciaires.
Par Majed Karoui *
La récente campagne contre la corruption en Tunisie s’est transformée en une répression contre l’opposition politique de Kaïs Saïed et a suscité une controverse sur l’Etat de droit. Cet article traitera de la récente vague d’arrestations de personnalités politiques de l’opposition en Tunisie sous trois angles.
Le premier point de vue considère ces arrestations comme une réponse aux revendications publiques et une défense des droits du peuple tunisien tandis que le second point de vue considère ces arrestations comme une tentative d’écraser la dissidence politique, et donc, une violation manifeste des droits de l’homme. Enfin, la troisième point examine le potentiel de la campagne pour réellement combattre la corruption.
Répondre à la volonté du peuple ?
Le président tunisien Kaïs Saïed justifie la répression contre ses rivaux en affirmant qu’il répond aux demandes légitimes des Tunisiens qui veulent voir les responsables du pillage du pays et de l’exploitation des moyens de subsistance rendre des comptes. Lors d’une réunion tenue le 10 février dernier avec la ministre de la Justice [Leila Jaffel], Saïed a déclaré : «Le peuple tunisien exige des comptes, et cela se fait attendre depuis longtemps. C’est un devoir sacré que cette demande soit satisfaite dans les meilleurs délais car c’est une demande légitime et populaire.»
Dans une interview télévisée qu’il a accordée le 14 février, Saïed a accusé ceux qui avaient récemment été arrêtés sur ses ordres d’être responsables de l’augmentation des prix et des pénuries alimentaires, affirmant : «Nous avons des preuves que ces criminels conspirent contre la sécurité intérieure et extérieure de l’État.» Il a en outre promis de «nettoyer le pays» en utilisant le système judiciaire.
Le problème ici est qu’au lieu de s’appuyer sur le système judiciaire pour enquêter et vérifier les accusations avant de procéder à des arrestations, ce qui est généralement un processus très long, Saïed a pris des mesures hâtives qui n’avaient pas de fondements judiciaires solides, comme ce qu’il a fait concernant le cas de Noureddine Bhiri, le dirigeant d’Ennahdha, arrêté le 31 décembre 2021, libéré le 7 mars 2022, puis de nouveau arrêté le 13 février 2023.
Néanmoins, ces arrestations peuvent plaire au peuple tunisien qui attend un gouvernement fort capable de lutter contre la corruption et d’assurer la responsabilité [de l’Etat], contrairement aux gouvernements précédents qui ont tenté de créer une justice de façade. Par exemple, les gens se souviennent encore de la campagne anti-corruption menée par l’ancien Premier ministre Youssef Chahed, qui n’a duré que quelques jours avant de se transformer en un outil de propagande politique sans utilité publique. Ils se souviennent également de la soi-disant «loi de réconciliation économique» proposée par l’ancien président Béji Caïd Essebsi, qui affirmait que la loi tournerait la page du passé et améliorerait le climat d’investissement dans le pays. Cependant, cette loi s’est avérée totalement dépourvue de tout avantage économique pour le Trésor du pays.
Ces expériences négatives pourraient être la raison pour laquelle le peuple tunisien, habitué à la déception et aux fausses promesses, pourrait saluer les mesures sans précédent que Saïed prend pour lutter contre la corruption, les percevant comme courageuses et audacieuses.
Violation d’une procédure régulière
D’autre part, les dirigeants de l’opposition politique, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et les organisations internationales de défense des droits de l’homme considèrent ces arrestations comme une répression contre les rivaux politiques et une violation des normes d’une procédure régulière. Ils considèrent les arrestations comme une atteinte aux principes de la transition démocratique qui exigent des lois justes, un système judiciaire indépendant et des institutions gouvernementales capables de garantir des procès équitables et des processus efficaces de résolution des conflits.
Selon les théoriciens politiques Juan J. Linz et Alfred Stepan, la transition démocratique nécessite à la fois des changements d’attitude et des changements institutionnels. Les changements d’attitude se réalisent lorsque les élites et les masses conviennent qu’un système démocratique est le moyen le plus approprié de gouverner le pays et que les conflits doivent être résolus par des organes constitutionnels établis. Quant aux changements institutionnels, ils se concrétisent lorsque les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux cessent d’essayer de résoudre les conflits en dehors desdites institutions et se réunissent dans le cadre de l’État de droit. Ces deux conditions de la transition démocratique sont malheureusement encore absentes en Tunisie.
Approche stratégique de la lutte contre la corruption
Jusqu’à présent, les campagnes anti-corruption de la Tunisie n’ont été rien de plus qu’une série d’arrestations et d’enquêtes visant des individus spécifiques. La corruption étant un phénomène social complexe qui ne peut être résolu par des mesures de sécurité extrêmes, ces campagnes sont vouées à l’échec.
Définie globalement, la corruption fait référence à «un manque de valeurs chez les individus qui les rend incapables de prendre des engagements qui servent l’intérêt public.»1 Par conséquent, afin de créer des politiques et des procédures anti-corruption viables, le gouvernement doit participer activement au maintien et au soutien des politiques de lutte contre la corruption et devenir un moteur essentiel du changement démocratique et socio-économique.
Bref, arrêter les rivaux politiques n’est pas le meilleur moyen de lutter contre la corruption et de mettre fin à la crise sociale et économique en Tunisie. Il doit y avoir une approche globale de la lutte contre la corruption qui implique l’État, le peuple, les médias et les systèmes juridiques et judiciaires. Une telle approche devrait garantir l’éradication de toutes les formes de corruption dans le pays, plutôt que de se concentrer uniquement sur la corruption financière.
Toute approche efficace devrait également créer une campagne de sensibilisation dirigée vers la famille tunisienne, où le noyau de base de la société est cultivé; les médias d’État, qui jouent un rôle énorme dans la propagation des valeurs sociales; et bien sûr, les responsables publics.
Traduit de l’anglais
* Doctorant en sociologie politique à la faculté des lettres de Sfax, Tunisie.
Source : Carnegie Endowment.
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