Il n’y a pas de comparaison possible entre le massacre d’Algériens à Paris en octobre 1961 et les agressions subies ces dernières semaines en Tunisie par les migrants africains subsahariens. Mais l’Histoire éclaire toujours le présent.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’afflux des migrants sub-sahariens en Tunisie soulève d’évidentes questions humanitaires mais aussi sécuritaires dans lesquelles la police est inévitablement appelée à jouer un grand rôle, en se conformant en principe aux lois ayant cours dans le pays.
Néanmoins, et toujours en principe, la police obéit d’abord à son cadre hiérarchique, se situant lui-même sous l’autorité du gouvernement qu’il sert, par le biais du ministère de l’Intérieur, ou de la Justice. Mais d’une manière générale, les infractions à la loi y demeurent marginales, particulièrement dans les Etats se prétendant de droit.
Un scandale d’Etat
L’ouvrage écrit par Jean-Luc Einaudi plus de 30 ans après les faits est une enquête réalisée auprès des victimes, de témoins, ou bien à partir de documents administratifs (préfecture de police, institut médico-légal, ministère de la Justice, Assistance des hôpitaux de Paris) sur les morts violentes qui ont frappé de nombreux Algériens dans les semaines qui ont précédé et suivi les manifestations du 17 octobre 1961 contre l’instauration du couvre-feu discriminatoire visant les membres de leur communauté.
Les poursuites judiciaires pour crimes contre l’humanité engagées dans les années 90 à l’encontre de Maurice Papon, pour son rôle dans la déportation de juifs français en Allemagne, ont inévitablement posé sur le tapis la question de son rôle dans la répression des Algériens quand il était préfet de police à Paris, durant l’époque incriminée, et ont donné lieu à des débats relativement au nombre réel des victimes. De nombreuses batailles judiciaires en ont émaillé la rédaction et la publication, contre les accusations de diffamation, et la mauvaise volonté de l’administration publique peu encline à ouvrir ses archives pour déterminer les responsabilités l’impliquant dans de véritables scandales d’Etat. Et effectivement, cela en fut un !
Il s’est avéré que la police s’était livrée délibérément à des actes d’agression contre les Maghrébins ayant fait près de 300 morts par strangulation, noyade, armes blanches, coups violents ou armes à feu. Des milliers de personnes ont été matraquées par les «comités d’accueil» puis parquées dans des conditions atroces au Palais des Sports, au Stade Pierre de Coubertin et au Parc des Expositions pendant plusieurs jours. Une cinquantaine ont été tuées dans les locaux mêmes de la préfecture de police. Le préfet Maurice Papon y a été reconnu par quelques-uns des détenus et n’aurait pas pu ne pas être au courant de la tournure prise par les évènements.
Une police devenue incontrôlable
Évidemment lorsque la police se soustrait à l’obligation du respect des lois d’une manière aussi soutenue et évidente, la question de la responsabilité de la hiérarchie se situe au niveau de la nature de ses directives. Et quand ses pratiques sont assimilables au terrorisme, c’est la politique de l’Etat qui est en cause.
Or quelle politique exigeait l’assassinat de sang froid de citoyens innocents, tous membres d’une même communauté ? Le FLN Algérien avait donné des consignes strictes afin que les manifestations fussent pacifiques et selon de nombreux témoignages indépendants et concordants elles le furent, contredisant les rapports de la police, de l’Inspection générale des services, ainsi que les non-lieu systématiques concluant les procédures judiciaires engagées par les victimes, avant et après la loi d’amnistie sur les événements survenus en Algérie, et attribuant en général ces morts à des luttes entre fractions algériennes politiques rivales (FLN contre Messalistes) et n’en retrouvant jamais les auteurs.
Selon la thèse vers laquelle semble pencher l’auteur du livre, en tous cas défendue ultérieurement par certains membres du gouvernement français de l’époque, la police parisienne serait devenue incontrôlable après l’assassinat attribué au FLN Algérien de quelques uns de ses membres, aux obsèques desquels le préfet Papon avait déclaré: «Pour chaque coup reçu, nous en rendrons dix».
Comment la Police dans le contexte de l’époque avait-elle disculpé de ces crimes l’OAS, l’organisation armée secrète qui, après l’échec du coup d’Etat des généraux d’Alger en Avril 1961, avait recouru au terrorisme en France métropolitaine avec l’intention proclamée d’abattre le régime du Général De Gaulle ? Prétendre qu’elle avait été prise d’une folie raciste peut laisser dubitatif, quand celle-ci affleure à la méthode.
Racisme? Le 12 février 1962, ce sont cette fois des Français de souche qui allaient faire les frais de la folie meurtrière de la police toujours aux ordres de M. Papon, à la station de métro Charonne, preuve s’il en est que les mobiles qui la sous-tendaient pouvaient être bien plus complexes.
La vieille carte de l’ennemi extérieur
Il semble tout simplement qu’à travers les directives de M. Papon, l’Etat gaulliste, aux abois, ait joué la vieille carte de l’ennemi extérieur, la communauté algérienne, et celui de l’intérieur, les communistes, pour garder la haute main sur les services sécuritaires, l’armée, la justice, en se livrant à une répression tous azimut, rendant la rupture avec l’Algérie inéluctable alors que son indépendance politique était déjà sur le plan des principes acquise.
Le fait que la presse n’ait fait état que tardivement et timidement de ce qui se passait sous ses yeux, dans des stades situés en plein cœur de Paris et transformés en camps de concentration et en charniers, ne le confirme que trop bien : c’est l’Etat français, avec sa police, sa justice, ses archives, et ses moyens d’information, dans son ensemble, qui était incriminé.
Y a t il eu une dissimulation délibérée du crime? Bien entendu, et même par excès d’évidence. La mémoire n’en a retenu que la responsabilité d’un seul homme déjà impliqué dans les horreurs nazies, ainsi que le caractère caricatural de la répression, constitué par des manifestants délibérément jetés dans la Seine par la police. On oublie opportunément que plus de la moitié de ceux qui ont été assassinés n’étaient pas des manifestants, qu’ils l’ont été de sang froid, et qu’ils n’ont été jetés à l’eau qu’après avoir été tués ou blessés. Le racisme n’a donc constitué que le voile pudique couvrant un véritable massacre au nom de la raison d’Etat.
Actuellement en Tunisie, il ne s’agit pas de réprimer une communauté étrangère professionnellement intégrée, mais de protéger le pays contre un afflux massif des damnés de la terre, dont il n’est pas responsable et qu’il ne peut pas accueillir. Est-ce une situation de guerre? C’est à l’Etat de répondre à cela. Mais pour évoquer l’urgence humanitaire absolue, cela fait des années que les cadavres des migrants du sud sont repêchés dans la Méditerranée dans l’indifférence quasi générale des autorités nationales et internationales. Dans ces conditions, assurer le respect de la souveraineté nationale et du droit humanitaire peut relever de la quadrature du cercle. Mais quelles que soient les circonstances, la vie humaine doit toujours primer.
‘‘Octobre 1961: Un massacre à Paris’’,de Jean-Luc Einaudi, éd. Fayard, collection Pluriel, Paris, 640 pages, 7 septembre 2011.
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