Tunisie : une fête de l’agriculture au goût amer

Alors que les crises successives (pandémie covid-19, guerre en Ukraine, perturbation du commerce international et de la logistique…) montrent la nécessité d’améliorer notre sécurité alimentaire et de réduire notre dépendance vis-à-vis des marché internationaux, en Tunisie, le gouvernement est en train de marginaliser le secteur agricole, poursuivant sa politique suicidaire basée sur la protection du consommateur aux dépens des producteurs.

Par Ridha Bergaoui *

La fête de l’agriculture, célébrée le 12 mai 2022, était cette année en Tunisie un peu différente de celle des années précédentes. Censée célébrer la nationalisation des terres agricoles, cette fête a représenté une grande déception aussi bien pour les agriculteurs que les consommateurs et les différents opérateurs du secteur.

En effet, depuis quelques jours, dans toutes nos régions, les éleveurs s’agitent. Ils manifestent leur mécontentement à la suite de l’augmentation importante des prix des aliments concentrés sans augmentation proportionnelle des prix à la production des produits (lait, viande et œufs). Cette augmentation a entraîné de grosses pertes au niveau des producteurs et la menace de faillite de nombreux petits éleveurs.

Flambée des prix des aliments concentrés

Les éleveurs ont déversé le lait en pleine rue, ont bloqué l’accès de nombreuses routes. Dans la région de Mahdia, il y a quelques jours, ils ont empêché l’accès à une centrale laitière privée occasionnant à la dite usine des pertes importante.

Très compréhensif des difficultés des éleveurs, le ministre de l’Agriculture sur Watania 1, la chaîne de télévision nationale, avait promis une augmentation des prix à la production du lait, viande de volaille et œufs.

Autant cette «bonne nouvelle» avait plu aux éleveurs, autant elle a été très critiquée par les consommateurs dont le pouvoir d’achat ne cesse de se dégrader et qui trouvent beaucoup de difficultés à joindre les deux bouts.

Présageant probablementla mauvaise réaction du citoyen face à ces augmentations, le ministre du Commerce a précisé qu’il s’agit seulement d’un projet en cours d’étude. Le président de la république lui-même a assuré qu’il n’est pas question de toucher au pouvoir d’achat des classes économiquement faibles.

Des décisions décevantes

Le jour de la fête de l’agriculture, le porte-parole du gouvernement, a annoncé certaines mesures prises par le gouvernement en cette occasion.

Il a annoncé une augmentation du prix à la production des céréales (blé dur, blé tendre et orge) et la mise en place d’une stratégie visant notre autosuffisance en blé dur. Il a également expliqué que la dernière augmentation des prix des viandes blanches, juste après le mois de ramadan, a été décidée unilatéralement par les abattoirs de volaille, sans autorisation préalable du ministère du Commerce, qui ont mis ainsi tout le monde devant le fait accompli.

En réalité, il s’avère que la prétendue augmentation des prix des céréales a été déjà annoncée par le ministre de l’Agriculture depuis plus d’un mois, le 6 avril précisément.

Pour la viande de volaille, l’augmentation est irréversible et le ministère du Commerce est apparemment incapable de s’y opposer. Il s’est contenté de dresser deux plaintes en référé auprès du Conseil de la Concurrence, l’une à l’encontre des abattoirs de volaille et la seconde à l’encontre des usines d’aliments. Ceux-ci ont également augmenté, d’une façon importante et sans aucune consultation préalable, les prix de vente des aliments concentrés.

Aucun mot au sujet des prix du lait et des œufs ou sur le soutien aux éleveurs qui souffrent de l’augmentation excessive des prix des aliments du bétail.

Des questions se posent

Tout d’abord, il est étonnant que ce ne soit pas le ministre de l’Agriculture qui présente ces mesures prises par le gouvernement à l’occasion de cette fête de l’agriculture ou du moins qu’il ne soit pas présent à cette conférence de presse. Au fait cela se comprend puisque le porte-parole du gouvernement contredit le ministre de l’Agriculture qui avait auparavant promis des augmentations à annoncer à l’occasion.

Ces incidents montrent le cafouillage et le manque de coordination de l’équipe gouvernementale et soulèvent de nombreuses questions.

  • Autant on est content pour les agriculteurs qui voient les prix des céréales augmenter ce qui dénote de l’intérêt des autorités pour cette production essentielle et notre sécurité alimentaire, autant le consommateur se demande si c’est à lui de payer la facture et voir les prix des produits à base de céréales augmentés.
  • Le problème des éleveurs laitiers reste entier, cela signifie-t-il que l’Etat se désintéresse du secteur, aussi crucial sur le plan socio-économique, et laisse les éleveurs dans les difficultés?
  • Les éleveurs de pondeuses se trouvent lourdement pénalisés et risquent d’abandonner le secteur. Le gouvernement considère-il les œufs indispensables, parce qu’elles représentent la source principale et la moins chère de protéines animales accessibles aux classes pauvres?

Encore une fois, les faits montrent que les lobbies des agro-alimentaires et les puissants groupes (abattoirs de volaille et fabricants d’aliment) arrivent à imposer ce qu’ils veulent alors que les petit éleveurs ne peuvent se faire entendre et que l’Etat est faible et ne peut imposer son autorité aux groupes organisés et puissants.

Il faut reconnaître qu’il est légitime que les fabricants d’aliments concentrés demandent une augmentation du prix sachant que les matières premières (maïs, tourteau de soja, minéraux, surtout le phosphate bicalcique et autres additifs) ainsi que l’énergie ont connu ces derniers temps des augmentations significatives suite à la pandémie covid-19, la guerre en Ukraine et les perturbations du transport maritime.

Quelle solution pour les producteurs ?

Il n’est ni juste ni légitime que ce soient les petits éleveurs et le consommateur seuls qui payent les frais de la crise mondiale dont ils ne sont nullement responsables.

Partout dans le monde, les autorités ont instauré des stratégies et des mécanismes pour soutenir les agriculteurs et les éleveurs et les aider à dépasser les difficultés actuelles.

Quatre solutions sont envisageables :

1 – augmenter les prix à la production avec augmentation du prix de vente au consommateur, ce qui risque de provoquer des mouvements sociaux graves;
2- augmenter les prix à la production sans augmentation du prix de vente au consommateur, ce qui risque d’aggraver la situation de déficit de la caisse de compensation;
3- ne rien faire ce qui va entraîner la faillite des éleveurs, la destruction des filières suivie de la chute de la production et l’importation inévitable pour satisfaire les besoins du consommateur;
4- forcer les fabricants d’aliments à revenir aux anciens prix des aliments concentrés, ce qui est d’une part très peu probable et d’autre part entraînerait la faillite et la fermeture des usines d’aliments concentrés.

La seule solution réaliste serait la deuxième avec la possibilité de faire supporter une partie de l’augmentation du prix au producteur par le consommateur et le reste par la caisse de compensation. Cette solution permettrait de sauver les filières sans trop pénaliser le pouvoir d’achat du consommateur.

Les terres domaniales, un patrimoine mal géré

La fête nationale de l’agriculture a une symbolique très importante puisqu’elle commémore la nationalisation de nos terres agricoles en 1964, ces terres les plus fertiles et les plus productives de la Tunisie, jadis de véritables îlots verdoyants et productifs.

Mohamed Elloumi indique que ce patrimoine représentait en 1995, près de 500 000 ha (soit 10% de la surface agricole nationale) dont plus de 185 000 ha (37%) gérés par l’Office des terres domaniales (OTD) sous forme de complexes agro-alimentaires et près de 150 000 ha (30%) sous forme de coopératives (UCPA), le reste étant mis à la disposition des entreprises publiques, SMVDA ou loués aux privés.

Ces terres se trouvent de nos jours dans un état déplorable, mal gérées et mal exploitées alors que le pays importe la plus grande partie de ses produits alimentaires essentiels (surtout les céréales et les huiles végétales) dans des conditions de plus en plus difficiles et dans un contexte national et mondial très instable et incertain.

Beaucoup de terres agricoles domaniales échappent à l’autorité de l’Etat. Chaque années des milliers d’hectares de terres, spoliées et exploitées par des citoyens d’une façon illégale, sont récupérées et retournent au patrimoine de l’Etat. Toutefois, de nombreuses questions restent posées au sujet de ces terres récupérées. Quel est le devenir de ces terres et dans quelles conditions sont-elles actuellement gérées? Fallait-il les laisser chez les privés au moins jusqu’à la fin de la saison agricole?

L’agriculture, un secteur oublié et marginalisé

Il est certain que la question alimentaire ne s’est jamais posé avec autant de gravité. Sécheresse, réchauffement climatique, pandémie covid-19 et dernièrement la guerre en Ukraine nous font miroiter des images qu’on croyait révolues. La famine et la pénurie alimentaire menacent de nombreux pays.

En Tunisie, les scènes de bousculades pour acheter un paquet de farine ou semoule, des rayons des grandes surfaces vides de certains produits alimentaires, des citoyens qui font la queue pour acheter une baguette de pain… sont affligeantes.

La menace de manque de blé et de pain est là. La hausse des prix de l’énergie, des matières premières et la désorganisation de la logistique à l’échelle mondiale ont mis en difficulté nos filières de production et à rude épreuve le pouvoir d’achat de nos concitoyens. Toutes nos filières de production sont sérieusement menacés, les petits producteurs (agriculteurs et éleveurs qui sont majoritaires en Tunisie) suffoquent et étouffent sous le poids de l’augmentation des prix des intrants.

Améliorer nos productions et notre sécurité alimentaire est indispensable et une priorité nationale indiscutable.

Cela passe par :

– la réhabilitation de l’agriculture, l’encouragement et l’encadrement des agriculteurs;

– une meilleure gestion de nos terres domaniales;

– par une politique rationnelle des prix pour ne pas pénaliser les producteurs tout en tenant compte du pouvoir d’achat du consommateur;

– par une bonne politique de communication pour expliquer aux consommateurs les difficultés du secteur agricole.

Enfin cela passe par une révision de la politique de subvention des produits alimentaires, de la révision des salaires et le soutien aux familles nécessiteuses.

* Universitaire.

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