Universitaire, passionné de peinture et de musique, avec ‘‘Constantin l’Ifriquien’’, Béchir Ben Aissa vient sortir de sa réserve habituelle, pour nous offrir un livre exigeant et déroutant, à la fois, se situant au carrefour de plusieurs genres.
Par Salah El-Gharbi *
Ainsi, dans ce premier roman, l’auteur cherche à imprimer sa propre voix et à imposer son propre rythme, plongeant, ainsi, le lecteur dans un univers insolite où le conte, le roman historique et le récit d’une quête individuelle, celle de Kalim, le personnage central, se trouvent jalonnés de digressions sur les sciences et sur la vie quotidienne d’une époque lointaine.
‘‘Constantin l’Ifriquien’’ est plus qu’un roman. En fait, l’histoire de Kalim ne serait qu’un prétexte que Béchir Ben Aissa utilise pour nous inviter à un long voyage dans le temps et dans l’espace, entre l’Orient et l’Occident du 11e siècle après J.-C., entre Bagdad et Carthage, la Sicile musulmane et l’Italie chrétienne, et nous offrir le spectacle de ce monde bouillonnant, intrépide, avide de curiosité, et où l’ouverture sur l’Autre était source de progrès et d’épanouissement culturel.
Mixité culturelle et ethnique
Ainsi, tout au long du récit, nous voilà en train de suivre les pas de ce jeune homme passionné de sciences, empruntant le chemin vers de ces cités actives et prospères où Kalim se laisse séduire, en particulier, par le monde des copistes, de sorte qu’on a, parfois, le sentiment que le vrai personnage central du roman n’est autre que le livre, cette courroie de transmission qui vibre de vie et dont la voix résonne inlassablement dans toutes les langues.
Ainsi, tout au long du récit, il n’est question que de manuscrits, de traités, et d’autres types de textes, objets de convoitises et de vénération, lieux de discordes et de controverses… Aussi, le roman, nourri par la passion de l’auteur pour l’érudition, se transforme-t-il, en un hommage au savoir, au culte de cette science encore balbutiante, mais toujours obstinée et féconde.
Dans ‘‘Constantin l’Ifriquien’’, cette évocation du passé est dominée par une tonalité marquée par la nostalgie, nostalgie pour un passé glorieux, celui de l’expansionnisme arabe qui s’accompagnait d’une certaine mixité culturelle et ethnique, doublée d’un ton mélancolique, dès qu’il s’agit d’évoquer le souvenir des êtres chers au personnage central, comme celui de la mère ou celui de Zoubeida, le premier amour qui ne cesse de hanter les nuits de Kalim.
Néanmoins, dès qu’on entre dans la sphère de l’intime, on a le sentiment que la plume de l’auteur se met à trembler et que sa voix devient indécise. Dès lors, bridé par la pudeur, et tout en cherchant à se dissimuler derrière son personnage principal, Béchir Ben Aissa semble pris dans un amas de sentiments confus et troublants. Ainsi, chaque fois qu’il est question des liens de Kalim avec Zoubeida ou avec Soufia, l’autre figure féminine qui compte pour lui, l’expression est tantôt évasive, tantôt alambiquée comme si l’autre cherchait, à chaque fois, à se dérober, à ne pas se laisser piéger de sorte qu’au lieu d’éclairer, les mots ne font qu’accentuer le mystère autour de la relation Kalim avec les deux femmes.
Ce qui est troublant, c’est qu’au cours de ces passages, dès qu’il s’agit de passion, la tonalité semble altérée. Hésitante, la confidence a tendance à s’étirer, à tergiverser avant que le narrateur ne se mette à rétropédaler pour proclamer son attachement à la solitude comme mode de vie, comme s’il était effarouché par les tentations.
Rêves d’évasion
«Ô toi Zoubeida, ma liesse perdue !» (P. 141), cette invocation, réitérée sous diverses formes, semble, ainsi, fonctionner comme une sorte de parade contre la déperdition. Effrayé par le monde des ténèbres et des envies, son salut, il ne le doit qu’au monde des savoirs.
Outre le souvenir nostalgique de Zoubeida, la petite ville de Radès semble servir aussi de repère pour le «je» en quête de sérénité. D’où l’hymne de l’auteur à ce lieu qui lui est cher, avec son «majestueux fella», ce muguet à la «subtile senteur, capricieuse et hautaine» (P. 99), mais aussi avec sa plage, témoin de ses rêves d’évasion vers les mystérieuses contrées qui ont toujours titillé son imaginaire.
Dans ce récit, cette évocation nostalgique du passé s’accompagne d’un ton dominé par l’amertume. En situant l’action de son roman dans le monde arabo-musulman du 11e siècle, l’auteur semble dénoncer la réalité qui s’offre aujourd’hui à ses yeux, celle d’un monde qui rétrécit et où la méfiance à l’égard de l’autre grandit, jour après jour, où le «nous», rabougri, a perdu sa voix et où Lampedusa «l’ifriquiyenne», n’est plus qu’une île triste gardée par de «bons gros chiens» (P.83)…
Avec ‘‘Constantin l’Ifriquien’’, œuvre multiforme, où l’histoire des destins individuels et des destins collectifs, établit une sorte de pont qui nous lie à un certain passé tout en nous interpellant notre présent, Béchir ben Aïssa a réussi à nous faire partager son univers, sa passion pour l’histoire et sa curiosité intellectuelle, mais aussi ses rêves et ses hantises. Dans un style marqué par la sobriété et la finesse, il a réussi à nous rendre familier le monde de Kalim, et en le faisant, il finit par trahir une part de lui-même.
Nous sommes certains que cet ouvrage ne fait qu’ouvrir une brèche, et que la carapace finira par se fendre, pour que le «je» puisse, un jour, vaincre ses propres atermoiements et qu’il finisse par s’assumer pleinement.
* Universitaire et écrivain.
Vidéo : l’auteur parle de son livre à Beit Al-Hikma, le 8 février 2023.
‘‘Constantin l’Ifriquien’’, roman de Béchir Ben Aissa, éditions Nirvana, Tunis, 2023.
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