Quand l’Intelligence Artificielle (IA) met en doute l’efficacité de la politique monétaire de la Banque centrale de Tunisie (BCT), et notamment les hausses consécutives du taux d’intérêt directeur, pour maîtriser et contenir l’inflation. Démonstration…
Par Dr Sadok Zerelli *
Plusieurs dirigeants de la BCT, dont le gouverneur lui-même, ont qualifié dans des déclarations publiques récentes de «détracteurs» les économistes universitaires ou experts financiers qui ont osé critiquer et mettre en cause l’efficacité de la politique monétaire suivie par l’Institut d’émission depuis qu’il a acquis son indépendance en vertu de la loi de 2016.
Personnellement, je me suis senti visé car j’ai publié dans le journal Kapitalis plusieurs articles d’un point de vue académique à chaque fois que la BCT a pris la décision d’augmenter son taux directeur (six ou sept fois depuis 2017) pour expliquer pourquoi, tant pour des raisons théoriques que spécifiques à l’économie tunisienne cette politique ne peut qu’asphyxier davantage tous les opérateurs économiques et renforcer la récession économique et le chômage sans réussir pour autant à maîtriser l’inflation qui a atteint aujourd’hui deux chiffres (10,1%), malgré et à cause même de cette politique monétaire qui se traduit entre autres par un renchérissement des coûts des crédits que les entreprises, qui n’ont pas d’autres choix que de les répercuter sur leurs prix de vente si elles ne veulent pas faire faillite.
Afin de dépersonnaliser le débat et le sortir de cette querelle d’experts tout en en restant dans un cadre scientifique, j’ai consulté le logiciel d’IA, ChatGPT 4, développé par la société Open AI, une des filiales du groupe d’Elon Musk qui est mondialement réputé pour son esprit visionnaire et sa volonté de repousser les limites technologiques dans des domaines tels que les véhicules électriques, les technologies spatiales et l’intelligence artificielle et qui est fondateur de plusieurs entreprises technologiques de renom (Tesla, SpaceX, Neuralink etc.)
J’ai formulé ma question à ce robot ou programme d’IA dans les termes les plus neutres et de la manière suivante : «Une politique monétaire basée sur l’augmentation continue du taux directeur de la Banque Centrale et les enseignements de la théorie quantitative de la monnaie de Milton Friedman peut-elle être efficace pour lutter contre l’inflation en Tunisie? Expliciter l’équation à la base de cette théorie et analyser ses limites d’application compte tenu des spécificités de l’économie tunisienne« .
Ci-dessous la réponse textuelle de l’IA dans laquelle je n’ai fait que souligner en gras les idées que je trouve particulièrement importantes de mon point de vue d’économiste et qui rejoignent ma propre analyse faite dans plusieurs articles publiés dans Kapitalis.
ChatGPT
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La théorie quantitative de la monnaie repose sur une équation fondamentale qui exprime la relation entre la quantité de monnaie en circulation (M), la vitesse de circulation de la monnaie (V), le niveau général des prix (P) et la production réelle de biens et services (Q). Cette équation est connue sous le nom d’équation de la quantité de la monnaie :
M * V = P * Q
Selon cette équation, une augmentation de la quantité de monnaie (M) entraîne une augmentation proportionnelle du niveau général des prix (P), à condition que la vitesse de circulation de la monnaie (V) et la production réelle (Q) restent constants. Par conséquent, selon la théorie quantitative de la monnaie, l’inflation est principalement causée par une augmentation excessive de la quantité de monnaie en circulation par rapport à la production réelle de biens et services.
En ce qui concerne l’application de cette théorie en Tunisie, il est important de prendre en compte les spécificités de l’économie tunisienne. Voici quelques limites potentielles à considérer :
- Transmission de la politique monétaire : la politique monétaire basée sur l’augmentation du taux directeur peut ne pas avoir un impact immédiat sur l’inflation si les canaux de transmission sont faibles ou inefficaces. Par exemple, si les taux d’intérêt élevés découragent l’investissement et freinent la croissance économique, cela pourrait limiter l’efficacité de la politique monétaire pour lutter contre l’inflation.
- Structure de l’économie : l’économie tunisienne a ses propres caractéristiques structurelles, y compris le poids du secteur informel et les disparités régionales. Ces spécificités peuvent rendre la relation entre la masse monétaire et l’inflation plus complexe. Une augmentation de la masse monétaire peut ne pas se traduire directement par une augmentation des prix dans tous les secteurs de l’économie.
- Dépendance aux importations : la Tunisie est un pays importateur net, ce qui signifie qu’elle dépend des importations pour de nombreux biens et services. Les variations des prix des importations peuvent influencer l’inflation, et une politique monétaire centrée uniquement sur le taux directeur pourrait ne pas suffire à maîtriser ces pressions inflationnistes externes.
- Stabilité politique et économique : la stabilité politique et économique est cruciale pour maintenir une politique monétaire efficace. Les incertitudes politiques, les conflits sociaux ou les chocs économiques peuvent perturber la mise en œuvre et la cohérence d’une politique monétaire stricte.
En résumé, il convient de noter que la théorie quantitative de la monnaie a été critiquée pour sa simplification de la complexité réelle de l’inflation et pour ne pas prendre en compte d’autres facteurs importants tels que les attentes des agents économiques, les rigidités structurelles ou les variations de la demande de monnaie.
Chaque lecteur de cet article pourrait faire sa propre interprétation et sa propre lecture de cette réponse de l’IA.
Pour ma part, je résume la mienne dans les points suivants :
- Au niveau de la forme, le robot fait preuve d’une capacité de rédaction et de maîtrise de la langue française qu’on ne peut qu’admirer;
- Au niveau du fond, l’analyse qu’il fait est extrêmement précise et pertinente et en tant qu’économiste ayant enseigné pendant plusieurs années la théorie monétaire, j’y adhère entièrement.
- Le robot fait preuve d’une grande prudence. En particulier, aussi bien pour ce sujet que pour d’autres sur lesquels je l’ai consulté par le passé. Il ne cite jamais aucun chiffre pour ne pas tomber dans la querelle des chiffres et la fiabilité de telle ou telle source sur laquelle il se base, bien que pour rédiger son analyse, il a certainement consulté des milliers de bases de données, des statistiques diverses, d’articles publiés dans des revues scientifiques par divers experts et même des manuels universitaires. Je n’en veux comme preuve que sa formulation exacte de l’équation quantitative de la monnaie, formulation qui n’est pas du domaine du grand public et qu’il ne peut trouver que dans des ouvrages spécialisés et des manuels universitaires. C’est d’ailleurs cette capacité de consulter et d’analyser en quelques secondes des milliers voire des millions de sources d’informations qui fait la force de l’IA, au point que ses propres créateurs ont en peur. Une centaine d’entre eux, dont Elon Musk lui-même, viennent de signer une pétition pour demander un moratoire de six mois sur la recherche et le développement de l’IA parce qu’ils ont réalisé après coup que son impact sur l’évolution de l’humanité sera énorme;
- Sans remettre en cause la validité de l’équation quantitative de la monnaie, appelée aussi «équation de Cambridge» et pour laquelle son auteur Milton Friedman a reçu le Prix Nobel en sciences économiques, le robot a eu l’intelligence de souligner les limites et les conditions de son application avec succès en Tunisie. Parmi toutes les limites qu’il a citées à juste raison, la plus importante à mon sens est celle relative à une vitesse de circulation de la monnaie qui doit être constante sur le long terme (voir deuxième paragraphe de sa réponse). En effet, comme je l’ai souligné moi-même dans plusieurs de mes articles sur le sujet, la principale raison qui explique l’échec de la politique monétaire de la BCT pour maîtriser l’inflation, que le robot a identifié aussi (voir point 2 de sa réponse), est l’importance du secteur informel en Tunisie, qui, d’après plusieurs sources, constitue environ 54% de l’économie tunisienne. Dans ce secteur, tout Tunisien sait (sauf apparemment les responsables de la BCT) que le paiement des transactions se fait généralement en espèces, avec des sacs remplis de billets de banque, hors de tout circuit bancaire. En fait, tout se passe comme si l’effet des augmentations multiples du taux directeur auxquelles la BCT a procédé en vue de réduire le volume de la masse monétaire en circulation dans l’espoir que cela réduirait la demande globale et donc le niveau général des prix, conformément à ce qu’enseigne la théorie l’équation quantitative de la monnaie, se trouve annihilé ou annulé par le développement de plus en plus important du secteur informel et de l’économie souterraine, de sorte que le nombre de transactions qui y sont effectuées augmente chaque année, entraînant une accélération de la vitesse de circulation de la monnaie qui est donc loin d’être stable.
- Le robot identifie bien les autres causes spécifiques à l’économie tunisienne, qui sont de nature à limiter considérablement l’efficacité d’une politique monétaire comme celle menée par la BCT pour maîtriser l’inflation, telles que l’absence d’un bon mécanisme de transmission entre l’économie monétaire et l’économie réelle, les incertitudes politiques, les conflits sociaux ou les chocs économiques d’origines externes.
La meilleure conclusion à tirer de cet exercice de faire appel à l’IA pour trancher dans le débat entre experts sur la meilleure politique monétaire la mieux adaptée à la structure et aux spécificités de l’économie tunisienne est probablement la suivante: le développement à un rythme vertigineux des technologies d’IA a permis de démocratiser le savoir qui n’est plus le monopole ni des professeurs universitaires, ni des experts ni des responsables d’administration, etc.
Aujourd’hui, tout Tunisien qui dispose d’un ordinateur ou même d’un téléphone Androïd peut accéder en quelques clics à des informations d’un haut niveau scientifique sur tous les sujets plus complexes et les plus divers qu’ils soient : économie, santé, médecine, sociologie, etc.
L’ère où les responsables d’une administration comme la BCT se comportent comme s’ils sont les seuls dépositaires du savoir et traitent avec dédain les chercheurs universitaires et les experts qui ne sont pas d’accord avec leurs politiques en les qualifient même de «détracteurs» est définitivement révolue. A bon entendeur salut!
* Economiste, consultant international.
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