Après la guerre non-déclarée entre les Etats-Unis d’Amérique et la France à la fin du XVIIIe siècle, les relations entre les deux pays ne connaîtront jamais plus la concorde et la confiance qui avaient prévalu entre le début de l’indépendance américaine et la Révolution française.
Par Dr Mounir Hanablia *
A la fin du XVIIIe siècle, le Royaume de France est la grande puissance européenne dont l’armée a aidé les colonies d’Amérique à s’émanciper de la tutelle anglaise pour former les Etats-Unis, une république ayant pour pilier le libéralisme économique et les droits de l’homme (blanc).
En 1778 un traité d’alliance a été signé consacrant les relations privilégiées entre les deux pays, et reconnaissant à leurs navires le droit de mouiller et de commercer librement dans leurs territoires mutuels, et même de se porter assistance dans le cas où l’un des alliés verrait son territoire envahi par une tierce puissance. Mais en 1789, il y a eu la révolution française, avec quelques années plus tard, le régicide, la terreur, et les guerres menées par le gouvernement révolutionnaire français contre les royalistes à l’intérieur, et contre les puissances européennes, l’Autriche, la Prusse, et naturellement l’Angleterre.
Malgré ses références aux droits de l’Homme, à la liberté, l’égalité, et la fraternité, le nouveau régime politique français avait éliminé de la manière que l’on sait le Roi Louis XVI qui avait aidé les indépendantistes à combattre les Anglais, et s’était avéré trop révolutionnaire et sanglant pour ne pas inquiéter les patriciens américains dont la principale ambition était la liberté de commercer et de prospérer.
Des rivalités commerciales maritimes
A partir de là les relations commerciales entre Anglais et Américains ont commencé à se renforcer dans le même temps que le commerce avec la France périclitait. Néanmoins avec la guerre franco-anglaise à partir de 1793, les navires américains ont été au début considérés comme appartenant à une nation neutre, ce qui leur épargnait les attaques et les saisies, tout en leur donnant l’opportunité de mouiller librement dans les ports français. Mais avec le développement du commerce dont l’Angleterre en guerre tirait bénéfice dans le même temps qu’elle finançait les bateaux américains, ces derniers ont été de plus en plus souvent les cibles d’attaques des corsaires français.
C’est dans ce contexte que fin 1796 le président américain John Adams envoyait trois émissaires à Paris afin d’obtenir l’arrêt des attaques contre les navires, qui menaçaient d’asphyxier son pays. Ces trois négociateurs représentaient en réalité le parti fédéraliste américain, celui des armateurs et des grands commerçants dont l’intérêt se situait avec l’Angleterre, et qui était le moins favorablement disposé envers une réactivation de l’Alliance avec la France. Et face à eux, ils allaient trouver Talleyrand, le ministre français des Affaires extérieures, ancien prêtre partisan de la Révolution, qualifié de parjure, corrompu et intrigant notoire, qui connaissait bien l’Amérique pour s’y être réfugié pendant environ quatre années durant la Terreur.
Ce dernier essaierait d’obtenir un profit personnel, d’abord en réclamant ce qu’on qualifierait de «douceur» et qui n’était qu’un pot de vin de 50.000 livres sterling, ensuite en faisant financer un montage financier à partir d’un crédit important concédé par les Etats-Unis à la France, dont une partie servirait à l’achat de dettes hollandaises dépréciées qui seraient vendues au prix fort aux Américains. Pour cela le ministre français obtiendrait l’intervention de trois de ses amis banquiers, X Y Z, basés à Hambourg, qui réaliseraient au passage des profits fabuleux sur l’ensemble de l’opération.
Par ailleurs Talleyrand, supputait à juste titre l’échec des négociations pour savoir que l’Amérique anglo-saxonne financée par les banquiers de Londres n’agirait jamais contre les Anglais dans un conflit avec la France. Et c’est pour cela qu’il choisissait de laisser traîner les négociations en longueur, avec force tergiversations et atermoiements, sans en tenir informé l’autorité qui gouvernait alors la France, et qu’on appelait le Directoire.
Une guerre non-déclarée
Au bout de huit mois deux des émissaires américains humiliés, découragés mais inflexibles dans leur refus sur la question des pots de vin, décidaient de rentrer chez eux, le troisième restant contre l’avis de son gouvernement dans l’espoir savamment entretenu par le ministre français d’obtenir enfin l’accord, objet des négociations. Mais tout ceci finirait par se savoir, d’abord en France, et les ennemis de Talleyrand tenteraient de s’en servir vainement pour obtenir sa disgrâce, parfois à leur détriment. Le ministre avait en effet pris soin de ne laisser aucun document écrit de l’affaire. Mais c’est en Amérique que les rapports envoyés par les émissaires américains, et relatant tous les détails des négociations, y compris les plus scabreux, allaient avoir les répercussions les plus importantes, d’abord sur le plan politique interne, dans la lutte entre le parti fédéraliste et le parti démocrate de Thomas Jefferson, qualifié de jacobin et de francophile, ensuite en déclenchant dans l’opinion américaine une véritable francophobie, entretenue par le président John Adams, conduisant à la construction d’une flotte de guerre, dont l’Amérique était jusque-là dépourvue, pour protéger son commerce maritime et affronter les Français.
Et effectivement, à partir de la fin de 1797, les nouveaux navires de guerre américains attaqueraient sans relâche dans une guerre non déclarée tous les vaisseaux français, et en saisiraient plusieurs, au risque de faire perdre à leurs adversaires le contrôle de leurs colonies des Antilles.
Ce n’était évidemment pas ce qu’avait espéré Talleyrand qui misait en Amérique sur une victoire de Thomas Jefferson, plutôt pro-français, aux élections présidentielles, et que cette guerre plaçait dans une situation difficile, tout comme celle de son parti. Mais Talleyrand allait s’efforcer de renouer le contact secrètement avec les Américains par le biais de leur ambassadeur en Hollande, Murray, en flattant leur orgueil en qualifiant leur nation de libre, puissante, indépendante, selon les mots utilisés par leur président, et en les convainquant de reprendre les négociations.
Les nouvelles propositions françaises divisèrent la classe politique américaine, c’en était d’ailleurs l’un des objectifs, et provoquèrent un revirement du président Adams en faveur de la paix. Et quand les nouveaux négociateurs américains débarquèrent en 1799 en France, ce fut pour apprendre que le Directoire avait cessé d’exister, remplacé par un nouveau régime, le Consulat, dont l’homme fort était un certain Napoléon Bonaparte.
Le plus étonnant était le retour aux relations extérieures de Talleyrand, qui en avait démissionné à la fin du Directoire. C’est peu dire que ce dernier fit traîner les négociations de nouveau en longueur, dans le but d’empêcher la réélection de John Adams, auquel la signature d’un nouveau traité avec la France risquait d’apporter un prestige électoral considérable. Mais le projet d’accord approuvé et révisé par le Congrès Américain fut finalement paraphé par Napoléon qui prétendait ainsi prouver aux Américains qu’en France, le dernier mot lui revenait.
Le diable boiteux
Ainsi la guerre non-déclarée entre les Etats-Unis d’Amérique et la France prit fin. Environ 6000 marins et corsaires avaient été faits prisonniers et 86 navires de guerre français capturés. Le président John Adams ne fut pas réélu, l’accord avec la France ayant été signé trop tard pour influer sur une opinion publique qui ne lui avait pas pardonné son revirement en faveur de la paix après avoir attisé la guerre. Mais les relations franco-américaines allaient connaître une nouvelle mésentente, cette fois sur la Louisiane, concédée secrètement à la France par l’Espagne en échange de principautés italiennes. Les négociations entre les deux pays s’étaient déroulées sans que les Américains en soient avisés durant l’établissement du nouveau traité avec la France. Les relations entre les deux pays ne connaîtraient ainsi jamais plus la concorde et la confiance qui avaient prévalu entre le début de l’indépendance américaine et la Révolution française.
Naturellement tout cela met en avant le rôle crucial de Talleyrand, le diable boiteux ainsi qu’on l’a qualifié, et la prescience politique dont il a fait preuve pour survivre en France à la Terreur, intriguer, s’enrichir, changer le régime en misant sur la bonne personne, et manipuler les hommes politiques américains bien qu’ils eussent été les seuls à refuser ses exigences et à s’en offusquer suffisamment pour construire une marine de guerre dont ils étaient jusque-là privés et l’utiliser contre son propre pays.
* Médecin de libre pratique.
‘‘L’Affaire XYZ.Quand Talleyrand provoqua une guerre entre la France et les États-Unis’’, essai historique de Guillaume Debré, éd. Fayard, Paris, 10 mai 2023, 364 pages.
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