En route pour un troisième mandat, le président Abdelfattah Al-Sissi est pris en tenailles entre les problèmes intérieurs de l’Égypte et le dossier de la guerre d’Israël contre Gaza, qui est un défi pour la sécurité nationale égyptienne, mais aussi un levier pour manœuvrer sur le plan régional et international.
Par Zvi Bar’el
«Nous sommes tous avec vous», dit le slogan au bas des banderoles de propagande accrochées aux lampadaires du Caire. «Avec vous», c’est-à-dire avec le président Abdelfattah Al-Sissi, qui s’est présenté dimanche [10 décembre 2023] pour un troisième mandat jusqu’en 2030, avec possibilité de prolongation. «Nous tous». C’est une autre question, car jusqu’à présent, on ne sait pas combien de citoyens parmi les 67 millions de personnes ayant le droit de vote prendront la peine d’aller aux urnes, et combien d’entre eux voteront pour l’actuel président.
Pour éviter de trop réfléchir, lors de ces élections de trois jours, trois hommes politiques sans réelle position ni soutien de poids s’affrontent. Le résultat est connu à l’avance, comme lors des élections précédentes de 2014 et 2018, au cours desquels le président a obtenu 90% des voix. Le seul candidat sérieux qui veut rivaliser avec Sissi ne parvient pas à attirer de nombreux partisans, seulement 14 000 personnes, car la loi exige la signature de 25 000 personnes, et c’est après une série de harcèlements menés par les services de l’État qu’il a décidé de retirer sa candidature.
L’Egypte a besoin d’argent
Les élections actuelles, prévues pour mars 2024, ont été avancées pour permettre à Sissi d’accélérer plusieurs réformes vitales, que le Fonds monétaire international (FMI) a recommandé la mise en œuvre, afin que l’Égypte puisse recevoir les prochaines tranches du prêt de 3 milliards de dollars approuvé par le FMI et gelé après le premier versement, en raison de la procrastination du régime dans la mise en œuvre des réformes.
Le Fonds demande le flottement de la livre égyptienne, la privatisation des entreprises publiques et la réduction de la part de l’armée dans l’économie égyptienne (selon les estimations, l’armée contrôle la moitié de l’économie du pays).
L’Égypte, embourbée dans l’une des crises économiques les plus graves depuis des années, a besoin d’argent immédiatement. Cette année, elle devra payer environ 29 milliards de dollars sur sa dette extérieure totale, qui s’élève à 165 milliards de dollars, alors que l’excédent de devises fortes atteint 35 milliards de dollars.
Ce n’est pas la seule crise : le taux de chômage en Égypte est de 17%; l’inflation est d’environ 40% et 60% de la population, qui compte au total 105 millions de personnes, vit autour du seuil de pauvreté; les nouveaux investissements ralentissent et le tourisme, dont les revenus constituent 10% du produit national brut, se réveille après la pandémie de coronavirus, mais il semble que la guerre à Gaza va maintenant l’affecter à nouveau et briser les prévisions sur les revenus de l’État.
En 2016, le président a décidé de laisser flotter le prix de la livre égyptienne, qui a depuis perdu près de la moitié de sa valeur. Tout nouveau flottement de la livre réduirait sa valeur officielle de 30 livres pour un dollar, et son prix sur le marché noir à 45 livres pour un dollar. Il s’agit d’une décision qui entraînera nécessairement une nouvelle hausse importante des prix déjà élevés des biens de consommation.
L’armée n’est pas prête à lâcher prise
L’autre étape, à savoir la privatisation des entreprises publiques et la réduction de la part de l’armée dans l’économie, pourrait conduire le président sur une trajectoire de collision avec l’armée, qui a clairement déclaré à plusieurs reprises qu’elle ne permettrait pas que sa position soit affectée. Le marché civil est l’une des principales sources de revenus de l’armée non soumis aux contrôles de l’Etat et comprend des centaines de projets gouvernementaux de production et de construction, des privilèges d’importation de consommables et la propriété des communications, des hôpitaux et des écoles. Bref, chaque branche ou entreprise apporte de l’argent dans ses caisses.
L’armée, qui bénéficie d’une exonération d’impôts, de taxes et d’impôt sur le revenu, ne permet pas une concurrence loyale, et de nombreuses entreprises privées ont été contraintes de coopérer avec elle, si elles voulaient survivre économiquement. En fait, Sissi s’est engagé à plusieurs reprises à privatiser les entreprises publiques, mais les entrepreneurs et hommes d’affaires, locaux et étrangers, se sont une fois de plus retrouvés noyés dans un bourbier bureaucratique qui ne leur permet pas d’acheter des propriétés gouvernementales.
L’Egypte intercède auprès du Hamas
A cette crise économique s’ajoute aujourd’hui la guerre à Gaza, qui semble entre-temps aider Sissi à consolider sa position politique et économique. Par exemple, le FMI a accepté de discuter d’une augmentation du montant du prêt qu’il accordera à l’Égypte, de 3 à 5 milliards de dollars. L’Union européenne (UE) a également tendu la main en parlant d’une aide d’un montant de 8 à 9 milliards de dollars sous la forme d’une exonération partielle ou d’une prolongation de la durée de la dette égyptienne, en plus d’un ambitieux plan d’investissement dans le pays.
L’Égypte, en tant que pays médiateur pour la libération des otages israéliens, a reçu les éloges de l’administration américaine. Le ton dur et les vives critiques adressées au président pour violation des droits de l’homme en Égypte sont restés presque totalement silencieux. Reste désormais à savoir si l’administration américaine débloquera les 85 millions de dollars gelés dans le cadre des sanctions imposées par Washington au Caire en raison de la politique répressive menée par Sissi. «Nous n’autoriserons plus de chèques en blanc au dictateur bien-aimé de Trump», a promis Biden pendant la campagne électorale. La guerre à Gaza a également fait de Sissi un «dictateur bien-aimé» pour Biden. En plus de servir de médiateur dans l’accord d’échange des otages et de ses relations étroites avec les dirigeants du Hamas à Gaza, les services de Sissi sont chargés d’absorber et d’acheminer l’aide humanitaire dans la bande. Les avions humanitaires atterrissent à l’aéroport d’Al-Arish, de là ils sont examinés au terminal de Nitsana, et de là ils retournent au terminal de Rafah avant d’être amenés dans la bande de Gaza. Il s’agit d’un processus coordonné directement entre l’Égypte et Israël. Selon des sources israéliennes, cette coordination se déroule bien.
D’un autre côté, Sissi s’est retrouvé dans une bataille intense contre les intentions d’Israël de tenter de pousser des centaines de milliers de Gazaouis vers le territoire égyptien. Israël ne pense pas que ce soit une bonne solution, du moins temporairement. Des discussions ont eu lieu à ce sujet entre Sissi, Biden, le secrétaire d’État américain et d’autres parties américaines de haut rang, en vue d’une solution, mais Sissi leur a tous opposé son refus (…) L’Égypte a également clairement indiqué que le problème n’était pas économique, puisqu’elle accueille environ 9 millions de réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique, mais plutôt une menace pour la sécurité nationale de l’Égypte.
Le ministre égyptien des Affaires étrangères, qui s’est rendu à Washington ce week-end au sein d’une délégation de ministres arabes des Affaires étrangères souhaitant mettre en œuvre un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, a déclaré que l’Égypte avait déjà perdu environ 3 500 soldats dans la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï. La dernière chose que souhaite l’Égypte, c’est d’établir un «Hamas Land» sur son territoire.
Louvoiement et résilience
Sissi est conscient qu’il s’agit d’une phase qui ne sera pas temporaire. Il n’y a aucun endroit où ces réfugiés peuvent retourner, même après la fin de la guerre. Des centaines de milliers de bâtiments et de maisons détruits par les bombardements et la destruction des infrastructures nécessiteront des années de reconstruction avant que les réfugiés puissent même penser à rentrer chez eux. Le président égyptien voit des millions de réfugiés syriens et des centaines de milliers de réfugiés irakiens qui se trouvent toujours hors de leur pays, même s’ils disposent pour la plupart d’un endroit où retourner.
La «fermeté» de Sissi face aux pressions israéliennes et américaines bénéficie d’un large soutien de la part de l’opinion publique égyptienne, même à une période où la plupart des Égyptiens font preuve de solidarité avec les habitants de Gaza. Ce public fait la distinction entre la catastrophe humanitaire qui s’est développée à Gaza et la colère contre le Hamas, qui en Égypte est toujours considéré comme faisant partie du mouvement des Frères musulmans, classé comme organisation terroriste. Il sera intéressant de voir comment la guerre affectera la participation électorale. Ce pourcentage indique, plus que n’importe quel sondage, les sentiments de l’Égypte concernant la politique suivie par Al-Sissi pendant la guerre.
Al-Sissi doit également façonner sa politique pour la question du «lendemain», à laquelle l’Égypte sera un participant actif. Jusqu’à présent, une seule proposition a été avancée selon laquelle l’État palestinien qui sera formé devrait être démilitarisé, mais elle évite systématiquement de préciser qui dirigera Gaza et comment il sera dirigé.
Dans une rencontre vendredi avec le think tank américain Atlantic Council, le ministre égyptien des Affaires étrangères a été interrogé sur «le lendemain» et il a répondu : «En ce qui nous concerne, ce n’est pas le moment approprié pour discuter de la question du lendemain. Le plus important maintenant est de se concentrer sur le moment présent et non sur ce qui va se passer. Nous ne savons pas quelle sera la situation à Gaza ou dans la région après la fin des affrontements. Il est donc important de mettre un terme aux affrontements, et nous aborderons ensuite la question de la stratégie qui doit être développée entre toutes les parties pour jeter les bases d’une situation meilleure.»
Personne ne peut exécuter un virage aussi incroyable que le ministre égyptien des Affaires étrangères. Mais on ne peut pas lui en vouloir. D’une part, l’Égypte sera obligée de s’intégrer dans le tissu politico-militaire qui sera décidé par les États-Unis et Israël afin de préserver ses intérêts sécuritaires et de garantir que la bande de Gaza ne constitue pas une menace pour elle. D’un autre côté, l’Égypte a clairement indiqué au fil des décennies et pendant la guerre qu’elle n’entendait pas assumer la responsabilité de la gestion de ladite bande, même dans le cadre d’une force multinationale. Bien entendu, elle souhaite participer à la reconstruction. Il ne fait aucun doute que l’Égypte proposera d’accueillir une conférence internationale pour discuter d’une solution politique, mais pour l’instant, elle ne retient pas son souffle à ce sujet.
À l’heure actuelle, Al-Sissi a un pays à diriger, un pays embourbé dans de nombreux problèmes qui lui sont propres. Gaza sous le Hamas a donné à Al-Sissi des avantages économiques et politiques, et maintenant elle est devenue une menace dont l’élimination a plus à voir avec Israël et les États-Unis qu’avec l’Égypte. Il s’agit d’une situation nouvelle pour le président égyptien, et il ne peut pas commencer à mesurer ses pas dès maintenant.
Source : ‘‘Haaretz’’ du 11 décembre 2023.
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