La presse en Tunisie va mal, très mal. Tous les professionnels du secteur vous le diront. Car outre les difficultés financières auxquelles elle fait face, à l’instar des autres secteurs dans une économie en berne, elle traverse aussi une période d’incertitude quand à l’avenir des libertés arrachées de haute lutte au lendemain de la révolution du 14 janvier 2021.
Par Imed Bahri
«La liberté d’expression est garantie par la constitution tunisienne et l’histoire ne peut pas revenir en arrière», a déclaré le président de la république Kaïs Saïed. «Si quelqu’un en veut une preuve, qu’il lise les gros titres des journaux tunisiens et écoute les débats sur les différentes plateformes médiatiques», a-t-il ajouté.
Le chef de l’Etat a cru devoir faire cette déclaration en recevant, hier, jeudi 28 mars 2024, au Palais de Carthage, Chokri Ben Nessir, PDG de la Nouvelle société d’impression, de presse et d’édition (Snipe), éditrice des quotidiens La Presse et Assahafa, et Mohamed Hechmi Blouza, directeur général de Dar Assabah, qui édite les quotidiens Assabah et Le Temps.
Une liberté arrachée de haute lutte
Saïed voulait rassurer l’opinion publique nationale et internationale que la liberté d’expression, arrachée de haute lutte par les Tunisiens, au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, n’est pas menacée, comme l’affirment en chœur les organisations professionnelles et de défense des droits de l’homme, à l’intérieur et à l’extérieur, au regard du nombre important de journalistes emprisonnés ou poursuivis en justice pour des «délits» en lien avec l’exercice de leur métier, et du nombre tout aussi important d’activistes politiques et de la société civile poursuivis eux aussi pour leurs opinions ou déclarations, et sur la base d’articles de loi liberticides, comme le fameux décret-loi 54, promulgué par le président Saïed, le 13 septembre 2022, pour lutter contre «les fausses informations et les rumeurs» sur Internet, mais qui est utilisé par le pouvoir pour harceler les journalistes, museler les voix libres et intimider les opposants, comme l’affirment les détracteurs du président de la république.
Pour ces derniers, tant que des lois liberticides n’ont pas été abrogées et qu’elles continuent d’être utilisées par les juges, au mépris des deux décrets 115 et 116 de 2011 relatifs à la presse écrite et aux médias audiovisuels, on ne peut pas parler de liberté de presse et d’opinion en Tunisie. Et le recul de la Tunisie dans tous les classements internationaux de la liberté de la presse, comme celui de Reporters Sans Frontières, est la preuve que les assurances du chef de l’Etat, réitérées hier, sont loin d’être vraiment rassurantes.
Il suffit d’ailleurs de lire les titres des journaux publiés par les deux entreprises citées ci-haut, et qui sont propriété de l’Etat, pour se rendre compte qu’ils sont en train de renouer avec leurs mauvaises habitudes des années Bourguiba et Ben Ali. Leurs journalistes, qui avaient profité du climat de liberté ayant régné en Tunisie au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, se plaignent désormais d’un retour de manivelle, et s’ils ne le disent pas de manière audible, se contentant de s’en plaindre en aparté et dans les réunions syndicales, c’est parce qu’ils ont tous peur de perdre leur gagne-pain. Et cela est loin d’être rassurant quant à l’avenir du secteur en général et des deux entreprises concernées en particulier, jadis bénéficiaires et florissantes et qui, aujourd’hui, survivent grâce aux fonds injectés par l’Etat, c’est-à-dire à l’argent des contribuables. Car, malgré ces sacrifices de la communauté nationale, les dirigeants de la Snipe et de Dar Assabah ne savent pas si, dans quelques semaines ou quelques mois, ils pourront continuer à payer les salaires de leurs employés.
L’intérêt collectif doit primer
Le président Kaïed a beau affirmer que ces deux entreprises ne seront jamais abandonnées ou cédées aux privés «pour passer sous le contrôle de réseaux corrompus qui pensent pouvoir effacer l’histoire de la Tunisie et prendre son avenir en otage», selon ses termes, la question est de savoir jusqu’à quand les contribuables vont-ils pouvoir continuer à combler les énormes déficits des entreprises publiques, dans tous les secteurs et dont la cession aux privés, le plus tôt possible, soulagerait les finances publiques qui, comme tout le monde le sait, sont dans un piteux état, avec un déficit budgétaire continuant à se creuser et un taux d’endettement extérieur dépassant désormais 80% du PIB, qui plus est dans une économie en berne depuis une douzaine d’années et qui tarde à reprendre le chemin de la croissance.
On peut toujours s’accrocher à des considérations idéologiques de type populiste qui ne font pas manger leurs hommes, il s’agit d’être réalistes et pragmatiques et de regarder les choses en face, tout en prenant soin de voir l’intérêt collectif, lequel requiert des réformes urgentes, radicales, parfois douloureuses, mais dont le report coûte une perte de temps et d’argent, et de précieux points de croissance, à la communauté nationale.
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