À l’aube d’une potentielle révolution financière, l’horizon du dollar américain se dessine avec une complexité accrue, façonnée par l’ambition croissante des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) d’instaurer une nouvelle monnaie. Cette initiative, qui semble être une réponse directe à l’utilisation stratégique du dollar comme levier de sanctions économiques, soulève une interrogation fondamentale : la domination historique du dollar est-elle sur le déclin? L’endettement abyssal des États-Unis, couplé à des déficits budgétaires chroniques et à une inflation tenace, érode lentement mais sûrement la confiance mondiale envers le billet vert, posant ainsi les jalons d’une instabilité monétaire potentielle.
Ould Amar Yahya *
Cependant, le projet de monnaie des Brics, bien que séduisant en théorie, reste incertain, confronté à la réalité d’économies divergentes au sein du bloc et d’une dépendance intrinsèque aux excédents commerciaux pour maintenir leur croissance.
Les Brics se heurtent à un dilemme financier majeur : malgré d’importants excédents économiques, ils se retrouvent contraints de placer ces surplus en dollars, faute de capacité d’absorption par les marchés des pays en développement. Cette situation engendre une question critique sur les alternatives d’investissement viables pour ces économies. D’une part, la redistribution inégale des revenus au sein même des Brics limite la demande intérieure, réduisant ainsi les possibilités d’investissements productifs locaux. D’autre part, bien que la résolution de ces disparités pourrait théoriquement dynamiser la consommation et l’investissement domestiques, les défis politiques et économiques rendent la mise en œuvre de telles politiques de redistribution complexe et incertaine.
En parallèle, l’option d’investir dans les matières premières comme réserves de valeur alternative est également risquée, en raison de la volatilité des prix et de la dépendance aux cycles économiques mondiaux. La proposition de créer une monnaie de réserve adossée à l’Or, bien qu’attrayante comme remède à l’hégémonie du dollar, introduit une rigidité monétaire qui pourrait restreindre la capacité des Brics à réagir aux fluctuations économiques.
Les Brics représentent environ 40% de la population mondiale et un total de richesse annuelle (produit intérieur brute) équivalent à celui des Etats-Unis. C’est une force économique montante qui cherche à redéfinir les équilibres globaux, à remodeler l’architecture financière internationale et conteste l’hégémonie occidentale incarnée par la domination du dollar américain. Par leur coopération, les Brics aspirent à une multipolarité économique et politique, envisageant un monde où le pouvoir est moins unipolaire et plus réparti, reflétant ainsi la diversité et la complexité de l’ère moderne.
La monnaie de réserve idéale et le dollar américain
La monnaie de réserve idéale doit combiner résilience économique et neutralité politique, et être soutenue par une gouvernance mondiale équilibrée, efficace et juste, assurant une stabilité globale et une prospérité partagée. Ce qui écarte tout pouvoir d’émission par une seule nation et recommande pour éviter toute dérive, qu’elle soit réservée exclusivement aux échanges internationaux.
En sa qualité de monnaie de réserve dominante, le dollar américain, a servi de monnaie d’échange, d’unité de compte, de réserve de valeur et de standard de paiement pour les transactions internationales. Cette position centrale dans le système financier mondial a conféré à un seul pays, les États-Unis, un «privilège exorbitant», lui permettant d’emprunter à moindre coût et d’exercer une influence considérable sur les politiques économiques mondiales.
Cependant, cette centralité n’est pas sans conséquence pour les autres nations. En effet, la politique monétaire américaine, principalement dictée par les intérêts internes des États-Unis, peut avoir des répercussions disproportionnées sur les économies qui dépendent du dollar. Les fluctuations de celui-ci peuvent, par exemple, engendrer de l’inflation ou de la déflation dans d’autres pays, perturber les équilibres commerciaux, ou encore exacerber les crises financières.
Si le dollar a largement joué son rôle de monnaie de réserve en termes de liquidité, il présente des lacunes notables en matière de stabilité de valeur et d’impartialité politique.
Il reste, malgré une tendance nette de dédollarisation, prédominant dans le système monétaire international, notamment en termes de réserves de banques centrales (47%), de transactions financières sur le marché des changes (88%), et de commerce international où une grande partie est libellée et réglée en dollars. Cela est particulièrement vrai pour les marchés des matières premières.
Le dollar bénéficie d’une infrastructure financière mondiale qui lui est intrinsèquement liée. Les marchés financiers, notamment les marchés de la dette souveraine et les réserves de change, sont profondément ancrés dans cette monnaie. Son rôle est renforcé par la taille, la liquidité et la transparence des marchés américains. Les États-Unis disposent de marchés de capitaux parmi les plus vastes et les plus liquides au monde, facilitant ainsi les opérations de grande envergure sans perturber significativement les prix, ce qui attire les investisseurs internationaux à la recherche de sécurité et de rendement. La stabilité politique et économique des États-Unis, malgré les défis internes et externes, joue un rôle décisif, dans un monde où l’incertitude géopolitique est devenue la norme, le dollar reste perçu comme une « valeur refuge », renforçant son attrait lors des crises.
Les menaces sur le dollar
Dans une époque où l’irresponsabilité semble devenir la norme plutôt que l’exception, les décideurs politiques américains s’illustrent par une légèreté financière frappante. Le déficit budgétaire des États-Unis a atteint un niveau vertigineux de 2000 milliards de dollars, signe indubitable d’une gestion aux allures de fuite en avant. L’endettement national, devenu démesuré, culmine désormais à 34 500 milliards de dollars. Depuis quelques mois, ce montant augmente en moyenne au rythme effréné de 1000 milliards tous les 100 jours, avec, pour corollaire, des frais de service de la dette qui, progressant inexorablement, devraient atteindre 1 600 milliards d’ici à la fin de l’année.
Ce tableau, déjà bien sombre, se voit encore obscurci par la hausse des taux d’intérêt et la menace d’une récession, qui propulse les charges de la dette à représenter 40% des recettes budgétaires. Ce déséquilibre financier, porteur de graves conséquences pour l’économie américaine, illustre une dissension alarmante entre la croissance de la base monétaire (plus de 600% sur les douze dernières années), exacerbée par une impression de billets pratiquée sans la moindre retenue, et celle, bien plus modeste, du produit intérieur brut (PIB) à peine 90% sur la même période.
La Banque centrale américaine (Federal Reserve), qui devrait être la garante de la stabilité monétaire en sa qualité de gestionnaire de la monnaie de réserve mondiale, semble avoir abdiqué cette mission essentielle. En cédant à la tentation de la facilité monétaire, elle alimente une inflation persistante qui sape les fondements de l’économie réelle et menace de plonger le monde dans une crise de confiance aux répercussions incalculables.
La trajectoire actuelle est non seulement insoutenable mais également révélatrice d’une vision à court terme, où la prudence est reléguée au rang des vertus oubliées.
Les Brics et la «contrainte» de leurs excédents commerciaux
Il convient d’expliquer le paradoxe des économies contemporaines, globalement interconnectées. La vue simpliste selon laquelle les excédents de compte courant sont bénéfiques et les déficits préjudiciables ne tient pas compte de la complexité sous-jacente. Un excédent, après tout, signifie que l’économie concernée exporte plus qu’elle n’importe, non pas tant par vertu que par nécessité, faute d’une demande intérieure suffisante. Ainsi, les Brics, avec leurs énormes excédents, révèlent des déséquilibres internes profonds, notamment une consommation domestique faible malgré des taux d’épargne élevés. Ces excédents sont le reflet d’économies qui ne prospèrent qu’aux dépens des déficits d’autres nations, particulièrement ceux des économies anglo-saxonnes, notamment les Etats-Unis. Ces économies représentent environ 75% des déficits mondiaux.
Dans cette dynamique, les réserves accumulées par les Brics via leurs exportations servent souvent à acheter de la dette américaine, une stratégie visant à sécuriser les rendements et à maintenir une parité monétaire favorable à l’exportation. Mais, ce modèle présente des risques significatifs. Le manque de consommation interne et la dépendance vis-à-vis des marchés étrangers pourraient précipiter ces économies dans une crise si les pays déficitaires réduisaient leurs importations. Une transition d’une économie dominée par les exportations vers une axée sur la demande interne, loin d’être linéaire, nécessite des ajustements profonds et souvent douloureux.
Malgré une accumulation substantielle de surplus commerciaux, les Brics se trouvent dans une impasse quant à la redistribution de ces excédents en raison des limites structurelles de leurs économies et de celles des autres pays en développement. Cela les contraint à réinvestir leurs surplus en actifs libellés en dollars, principalement aux États-Unis, illustrant ainsi les complexités et les ironies du système financier global.
D’une part, les économies des Brics, souvent marquées par des inégalités significatives et des infrastructures financières moins développées, peinent à réinvestir efficacement ces excédents au sein de leurs frontières. Les défis incluent des marchés financiers moins matures et une capacité limitée à absorber de vastes influx de capitaux sans générer de déséquilibres macroéconomiques comme l’inflation ou la surévaluation de la monnaie locale.
D’autre part, les options d’investissement viables dans les autres pays en développement sont également limitées. Ces économies, souvent plus petites et avec des marchés moins liquides, ne peuvent pas toujours fournir les opportunités d’investissement de grande échelle nécessaires pour absorber les vastes surplus générés par les puissances du Brics. Ainsi, malgré une volonté politique parfois affirmée de dédollarisation et de promotion des monnaies locales, la réalité économique ramène ces nations vers les actifs en dollars, perçus comme plus sûrs et plus liquides.
Cette dynamique est renforcée par le fait que le dollar reste la devise de réserve dominante mondiale, largement utilisée dans les transactions internationales et les investissements transfrontaliers. Les marchés américains offrent une profondeur et une liquidité que peu de pays peuvent rivaliser, facilitant ainsi l’absorption de grands volumes d’investissements étrangers sans perturbations majeures.
En somme, tant que les déséquilibres structurels persistant dans les économies des BRICS et d’autres pays en développement ne seront pas résolus, et que le dollar conservera son statut de monnaie de réserve globale, les surplus des BRICS seront continuellement réinvestis en actifs américains. Ce cycle souligne l’interconnexion profonde et parfois paradoxale de l’économie mondiale, où même les nations aspirant à une plus grande indépendance financière se retrouvent liées par les réalités incontournables du dollar.
Dilemmes de la redistribution des revenus dans les Brics
Au cœur des économies des Brics, une problématique persistante et complexe se dresse : la redistribution des revenus. Cette question, essentielle pour l’équilibre social et économique, révèle des enjeux profonds qui entravent son efficacité et affectent significativement la demande intérieure dans ces pays.
Les disparités de revenus au sein des Brics sont exacerbées par la rapidité de leur développement économique, qui a souvent bénéficié de manière disproportionnée aux élites et aux zones urbaines, laissant les zones rurales et les basses classes de revenus en marge de la prospérité. Cette concentration de richesse limite la capacité d’achat de la majorité, réduisant ainsi la demande globale sur les marchés intérieurs. En Chine, par exemple, la croissance explosive des grandes métropoles contraste avec le développement plus lent des régions rurales, créant un grand fossé de consommation entre ces deux mondes.
Les politiques budgétaires ne sont pas suffisamment efficaces pour permettre une redistribution équitable des revenus, afin de financer des programmes sociaux ambitieux qui pourraient stimuler la demande intérieure en augmentant le pouvoir d’achat des moins aisés.
Les investissements en infrastructures sociales, tels que l’éducation et la santé, restent insuffisants. Ces lacunes limitent l’amélioration du capital humain nécessaire pour soutenir une consommation intérieure diversifiée et robuste. En Inde, malgré des progrès notables, le manque d’accès à une éducation de qualité pour tous perpétue les inégalités et limite la mobilité sociale, freinant ainsi la création d’une classe moyenne consommatrice.
Enfin, les politiques économiques centrées sur l’exportation et l’investissement étranger direct, tout en ayant propulsé la croissance économique, ont souvent négligé le développement d’un marché intérieur dynamique.
Les matières premières : une fausse alternative pour l’investissement des excédents des Brics
Dans le contexte économique actuel, où les pays des Brics enregistrent des excédents commerciaux notables, la question de l’utilisation optimale de ces excédents se pose avec acuité. L’investissement dans les matières premières, bien que séduisant en première analyse, ne représente pas une alternative viable à l’investissement de ces excédents en dollars américains. Plusieurs raisons fondamentales expliquent pourquoi cette voie n’est pas envisageable comme solution durable.
Premièrement, l’investissement dans les matières premières est intrinsèquement volatil. Les prix des ressources naturelles, qu’il s’agisse du pétrole, des métaux ou des denrées agricoles, sont extrêmement sensibles aux fluctuations de la demande mondiale, aux tensions politiques et aux variations climatiques. Cette instabilité rend les matières premières moins attractives pour la gestion de réserves importantes, car elle expose les investisseurs à des risques élevés de pertes soudaines et imprévisibles.
Deuxièmement, les matières premières, bien que indispensables pour l’économie mondiale, ne fournissent pas la liquidité nécessaire comparée à celle offerte par les actifs libellés en dollars. Les marchés des matières premières ne peuvent rivaliser avec la profondeur et la liquidité des marchés financiers américains, où les bons du Trésor et autres obligations d’État peuvent être négociés rapidement et efficacement pour répondre à des besoins immédiats en liquidités.
Troisièmement, les matières premières, contrairement aux actifs financiers libellés en dollars, ne génèrent pas de revenus passifs tels que les intérêts. Investir massivement dans les matières premières pourrait donc réduire la capacité des pays des Brics à générer des rendements stables sur leurs réserves.
Mais au-delà de ce qui précède, la perspective d’investir les excédents dans les matières premières est trompeuse. Les pays exportateurs de matières premières comme la Russie seraient contraints d’acheter à des prix élevés, quand l’abondance est leur alliée, et de vendre dans la disette, exacerberait la volatilité qui leur est déjà défavorable. Une ironie cruelle, où leurs réserves se montrent plus précieuses quand elles sont le moins nécessaires, et vice versa.
Quant à la Chine, sa croissance économique qui est naturellement génératrice d’excédents, entraine une hausse de sa demande de matières premières, faisant flamber leurs prix, prix qu’elle doit elle-même payer pour investir ses propres excédents dans les matières premières. Lors d’un ralentissement économique chinois conduisant à une baisse de la demande et donc des prix des matières premières, le pays pour obtenir des liquidités devrait vendre ses réserves de matières premières à des prix bas.
Envisager les matières premières comme un rempart contre la volatilité ou un défi au dollar semble une quête vouée à l’insuccès pour la majorité des pays.
Certes, l’idée de diversifier les réserves des Brics en dehors du dollar par des investissements dans les matières premières pourrait sembler attrayante en théorie, en pratique, elle se heurte à des obstacles économiques, structurels et stratégiques majeurs. La sécurité, la liquidité et les rendements offerts par les actifs en dollars continuent de faire de cette monnaie le véhicule privilégié pour la gestion des excédents commerciaux des nations émergentes, malgré les velléités de dédollarisation.
Une monnaie des Brics adossée à l’Or
Le projet de monnaie des Brics adossée à l’Or propose une révision audacieuse du paysage financier mondial. Cependant, ce projet entrainera une volatilité accrue de l’Or, pouvant conduire à une instabilité monétaire et financière, sans oublier les possibles demandes massives de livraisons physiques qui pourraient remettre en cause l’adossement à l’Or. La confiance ne se décrète pas.
Compte tenu des intérêts divergents des différentes nations, l’acceptation internationale de cette monnaie, reste également un défi majeur.
L’utilisation de l’Or comme unité de compte dans les transactions commerciales pourrait compliquer les échanges internationaux. Les fluctuations de sa valeur pourraient rendre les prix des biens et services volatils, entraînant des incertitudes pour les entreprises et les consommateurs.
Par ailleurs, un système monétaire basé sur l’Or limite la capacité des banques centrales à ajuster les politiques monétaires en réponse aux fluctuations économiques. En période de récession, cette rigidité peut aggraver la situation en empêchant l’ajustement nécessaire de la masse monétaire, ce qui est essentiel pour stimuler l’investissement et la consommation.
De plus, l’adoption d’une monnaie de réserve internationale adossée à l’or pourrait freiner la croissance économique mondiale. La quantité d’Or disponible étant limitée et relativement inélastique, elle ne pourrait pas toujours répondre à la demande croissante de monnaie nécessaire à l’expansion des économies globales. Ce phénomène pourrait induire une déflation, une situation où les prix baissent parce que la masse monétaire ne peut croître au rythme de l’économie.
Sur le plan géopolitique, le contrôle des réserves d’Or serait un enjeu majeur, susceptible de créer des tensions entre les nations. Les pays riches en ressources aurifères pourraient acquérir une influence disproportionnée, modifiant radicalement le paysage géopolitique mondial. Par ailleurs, la manipulation des réserves, ainsi que la spéculation sur l’Or, pourraient induire des instabilités financières plutôt que de les résoudre.
Le projet de monnaie des Brics adossée à l’Or présente des objectifs ambitieux, sa mise en œuvre et son adoption à grande échelle pourraient être entravées par divers défis techniques, politiques et économiques. L’idée d’une monnaie de réserve internationale adossée à l’Or pourrait sembler offrir une réponse à l’instabilité des monnaies fiduciaires, elle introduit cependant une série de nouveaux problèmes et contraintes. Avant de se tourner vers le passé pour résoudre les défis du présent, il serait prudent d’examiner les leçons que l’histoire nous a enseignées sur les limites des étalons Or. Il est préférable de privilégier des solutions qui permettent une gestion monétaire plus flexible et adaptative, répondant dynamiquement aux défis économiques contemporains.
Bien que le dollar demeure une monnaie clé dans les réserves mondiales et les échanges internationaux, sa position est de plus en plus contestée. La volonté des Brics de créer une monnaie adossée à l’Or pour les échanges internationaux n’est pas une simple turbulence passagère, mais un signal d’alarme indiquant que sans réforme structurelle profonde de l’architecture financière internationale, le risque d’un déclin progressif du dollar est réel. Le dollar sera certainement amené à partager sa suprématie avec d’autres devises. L’époque où il régnait en maître absolu sur l’économie mondiale pourrait bien toucher à sa fin.
* Economiste, banquier et financier.
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