Yasmina Khadra, auteur algérien à succès connu pour ses romans puissants et engagés, revient avec un roman profondément intime, ‘‘Cœur d’amande’’, où il nous plonge dans l’histoire de Nestor, un personnage marqué par la différence et la résilience. À travers cet entretien, nous explorons l’inspiration du romancier, les valeurs qui traversent son roman et sa vision des sujets contemporains qui façonnent son écriture.
Entretien réalisé par Djamal Guettala
Kapitalis : Quelle a été votre source d’inspiration pour le personnage de Nestor, un être hors du commun, marqué par le rejet et la résilience ?
Yasmina Khadra : La même source qui m’a inspiré l’ensemble de mes personnages : la vie, le monde alentour et l’attention que je porte aux êtres et aux choses. J’ai toujours été interpellé par les disgrâces, qu’elles soient physiques ou culturelles. Je ne comprendrai jamais ce besoin qu’ont les gens de décider arbitrairement de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. La nature, comme le hasard, fait bien les choses. C’est notre étroitesse d’esprit qui refuse de l’admettre. Un nain est une personne à part entière. Pourquoi ne voir en lui qu’une misérable anomalie? J’ai écrit ‘‘Cœur d’amande’’ pour restituer Nestor à lui-même, le soustraire à ce regard stupide et blessant qui l’intercepte dès qu’il met le pied dehors.
Votre roman met en lumière des liens humains forts. Pourquoi avez-vous choisi de centrer votre récit sur ces valeurs ?
Parce que ces valeurs menacent de compter pour des prunes, désormais. L’humanité renonce progressivement à ses repères pour se focaliser sur ce qui la dénature. L’empathie, la compassion, l’indignation se voient museler tous les jours un peu plus tandis que la loi du plus fort foule aux pieds les conventions internationales et l’ensemble des protocoles. Avec un Ubu à la Maison Blanche, les lendemains vont devoir apprendre à déchanter.
Par ailleurs, (et là, c’est un comble), lorsque le pays des droits de l’Homme légitime le génocide, «excommunie» le bon sens et embastille la conscience, il est de mon devoir de rappeler que seule la solidarité saine et juste est en mesure de nous réconcilier avec ce qui faisait la noblesse de notre âme.
Montmartre comme décor : ce quartier parisien occupe une place importante dans le roman. Qu’apporte-t-il à l’histoire de Nestor ?
J’adore Montmartre, aussi bien pour ses sites touristiques que pour la diversité de son peuple. Lorsque la grisaille de Paris assombrit mes pensées, je saute dans le métro et cours me réinventer à la Goutte d’Or, me ressourcer à Anvers, me dégourdir à Pigalle et raviver mes inspirations à Barbès. Ce quartier vit pleinement sa vie, avec ses hauts et ses bas, ses vendeurs à la sauvette et ses prophètes insolés, ses joies et ses peines. Je ne pouvais pas trouver meilleur décor pour l’histoire de mes personnages. J’ai installé Nestor au cœur de la promiscuité la plus criarde pour qu’il y apparaisse comme la singularité la plus probante. J’ai aimé l’entourer d’amour et de camaraderie là où, parfois, on le renvoie d’emblée à sa caricature. C’est précisément dans l’adversité que Nestor puise la force de relever les défis.
Après des œuvres marquées par la guerre et la violence, ce roman adopte un ton plus personnel. Qu’est-ce qui vous a amené à cette transition ?
Il n’y a pas de transition. J’aime prendre le risque de me diversifier. Je me sens à l’aise dans tous les genres littéraires et je passe avec bonheur du roman classique au polar, de la biographie à la nouvelle, de ‘‘Cousine K’’ à ‘‘L’Olympe des infortunes’’ aux styles totalement différents. C’est ma façon à moi de mettre à l’épreuve mon potentiel.
Nestor trouve refuge dans l’écriture. Est-ce un écho à votre propre parcours ?
L’écriture, pour moi, n’a pas été qu’un refuge. C’était surtout de l’insubordination caractérisée, une question existentielle. J’ai été soldat dès l’âge de neuf ans. J’ai évolué dans une école-caserne qui me prédestinait à une carrière d’officier, un monde aux antipodes de la vocation d’écrire, or, j’étais né pour écrire. Fallait-il renoncer à cette fibre naturelle ou bien la nourrir contre vents et marées ? Je crois avoir opté pour ce qui, aujourd’hui, me venge de ce que le sort m’avait confisqué à un âge où je ne pouvais que subir et me taire.
Quel message cherchez-vous à transmettre sur la perception de la différence et la quête de soi?
Il n’y pas de message, il y a un constat. C’est l’éternel «être ou ne pas être» auquel je reviens avec instance. Je n’invente rien, je ne fais que rappeler ce qui est censé nous aider à nous relever lorsqu’on fléchit.

Comment jugez-vous l’accueil réservé à votre roman par les lecteurs et la critique ?
Il a été très bien accueilli par le lectorat malgré qu’il ait été copieusement ignoré par la presse parisienne. Je n’ai fait que deux radios et cinq petites minutes à La Grande Librairie, sur un plateau inapproprié. Mais bon, on ne va pas soulever encore et encore les tapis pour voir si les trappes sont toujours cadenassées ou pas. J’ai un lectorat qui me soutient et ça me convient très bien comme ça. Par ailleurs, la critique a été très enthousiasmante en Belgique et en Suisse. Le roman continue son petit bonhomme de chemin, persuadé d’atteindre tranquillement et les cœurs et les esprits.
Votre œuvre, souvent classée dans le genre du roman noir engagé, explore des thématiques politiques et sociétales profondes. Que représente pour vous le prix Pepe Carvalho, et pensez-vous que la reconnaissance du genre policier a évolué ces dernières années ?
Il vous suffit de jeter un coup d’œil sur la liste des récipiendaires de ce prix pour constater combien il est prestigieux. Que des géants de la littérature, en dépit des ségrégations intellectuelles. En vérité, il n’y a pas de genre mineur en littérature, ni de «blanche» ni de «noire», il n’y a que le talent. Le polar m’a appris sur la nature humaine et sur les arcanes des sociétés autant que les romans classiques. Je suis fier de rejoindre des auteurs tels qu’Andrea Camilleri, Henning Mankell, James Ellroy, Joyce Carol Oates (finaliste du prix Nobel 2024), Denis Lehane, Michael Connelly, et d’autres références incontestées.
Travaillez-vous sur un nouveau roman dans la même veine ou envisagez-vous d’explorer d’autres thématiques ?
Le 2 avril, aux éditions Mialet-Barrault, sortira ‘‘Morituri’’ dans une nouvelle mouture, réajustée et enrichie d’une centaine de pages. Parallèlement, je suis en train de finir la nouvelle version de ‘‘Double blanc’’, largement remaniée. Le commissaire Brahim Llob me manque atrocement. Son humour et son air désabusé éveillaient en moi ce courage et cette lucidité qui m’avaient permis de tenir debout durant la décennie noire. J’ai envie de le ressusciter et d’aller de l’avant en laissant derrière moi le chahut d’une humanité déraisonnable et suicidaire qui, du jour au lendemain et sans crier gare, aura mis sous scellés sa conscience et ses valeurs afin que naisse, à la nuit qui s’avance, le spectre des illusions perdues. Ce sera ma façon, à moi, de faire un pied de nez aux absurdités zélées et de dire non à ce Nouvel ordre mondial qui, sans morale et sans interdits, risque de compromettre le devenir de nos enfants et des générations prochaines.
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