Frantz Fanon ou quand la psychiatrie rencontre l’Histoire

Projeté depuis le 23 juillet 2025 au cinéma Variété à Marseille, ‘‘Frantz Fanon’’ d’Abdenour Zahzah retrace une étape décisive de la vie du psychiatre martiniquais, encore méconnu à l’époque, mais déjà en rébellion intérieure contre le système colonial. J’ai assisté à la séance du 16 août à 22h00, et malgré sa durée relativement courte (une heure et demie), le film impressionne par sa densité et sa profondeur.

Djamal Guettala

Ce psychiatre noir né en Martinique en 1925, en somme un Français pas comme les autres, s’est allié à la cause algérienne, jusqu’à en devenir un des leaders. Choisi par les militants de l’indépendance pour devenir leur représentant à l’étranger, il meurt portant la nationalité tunisienne en décembre 1961. Ce qui pourrait ressembler à un conte, tellement la situation semble aujourd’hui étrange, s’est déroulé en partie à Tunis, où il a vécu et travaillé entre 1957 et 1961.

L’ouverture du film est un choc. Une femme — incarnée par Houria Behloul — est assise sur des escaliers, face à une porte condamnée. La lumière crue, presque irréelle, découpe son corps immobile. Soudain, elle se lève, hurle, frappe la porte avec une rage désespérée, avant d’être maîtrisée par deux infirmiers et entraînée vers une séance d’électrochocs. Ce plan inaugural condense l’aliénation vécue par les patients, la brutalité des pratiques psychiatriques de l’époque, mais aussi la condition coloniale elle-même : une population enfermée, réprimée, frappant à une porte que l’Histoire maintient close. Dans ce rôle, Houria Behloul ne joue pas : elle habite la patiente. Son cri devient celui d’une foule silencieuse, celui de toutes les vies niées qui réclament justice.

La brutalité des pratiques psychiatriques

Le choix du noir et blanc n’est pas anodin. Il inscrit le récit dans une esthétique sobre et élégante, évoque les années 1950 et confère au film une gravité documentaire. Les contrastes de lumière et d’ombre soulignent la tension dramatique et traduisent le combat intérieur de Fanon, partagé entre son rôle de médecin et son refus d’un système injuste.

À son arrivée à l’hôpital de Blida-Joinville, Fanon (interprété avec intensité par Alexandre Desane) découvre une institution traversée par les fractures coloniales : un pavillon pour les Français, un autre pour les «musulmans». Cette ségrégation, glaçante dans un lieu censé être dédié au soin, reflète la hiérarchie coloniale dans toute sa brutalité. Le chef du pavillon musulman, campé par Omar Boulakirba, incarne cette tension entre obéissance institutionnelle et malaise moral. Lors d’une réunion marquante, un responsable lance aux médecins : «Qui sait, peut-être qu’un jour cet hôpital portera le nom de l’un d’entre vous.» Une phrase qui résonne aujourd’hui avec le CHU Frantz-Fanon de Blida.

Le film met en lumière l’innovation majeure de Fanon : la psychothérapie institutionnelle. Contrairement aux pratiques centrées sur le patient isolé, cette approche explore la dynamique du groupe, les relations entre soignants et soignés, et le rôle de l’institution elle-même dans la guérison. En réorganisant les espaces, en encourageant la participation active des patients, en faisant des tensions internes des données cliniques, Fanon invente une psychiatrie profondément humaine. Dans le contexte colonial, ce geste prend une dimension politique : montrer que ségrégation et oppression sont sources de pathologies.

La psychothérapie comme dynamique du groupe

Abdenour Zahzah s’appuie sur les notes cliniques de Fanon et les témoignages de ses collègues pour tisser une fiction documentée. La sobriété des dialogues, la justesse des scènes, la concision des archives visent l’essentiel : la réflexion de Fanon sur la déshumanisation coloniale, qu’il résumait ainsi : «L’Arabe […] vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématisée.»

Certes, on peut regretter que le film hésite parfois entre documentaire et fiction, et que certaines archives auraient mérité un développement plus ample. Une durée plus longue — trois heures par exemple — aurait permis d’élargir encore la fresque. Mais ce parti pris de concision a un mérite : il maintient le spectateur au plus près de l’expérience humaine de Fanon et de ses patients, sans dispersion.

Frantz Fanon est un film exigeant et immersif : huis clos, interprétations puissantes, tension constante. Il n’offre ni facilité ni complaisance, mais une plongée rare dans l’histoire psychiatrique et coloniale, un portrait intime et politique d’un homme en devenir, dont la lucidité et les choix ont façonné une pensée révolutionnaire toujours actuelle.

Et si une image devait rester, ce serait celle d’Houria Behloul, frappant de toutes ses forces une porte fermée. Parce qu’elle condense à elle seule le cinéma de Zahzah et l’esprit de Fanon : un cri qui traverse le temps, un cri qui refuse d’être enfermé, un cri qui exige d’ouvrir les portes.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!