‘‘Histoire de Ia Sicile’’: au confluent de deux mondes, une nation sous le boisseau

La Sicile est cette île, la plus grande de toute la Méditerranée, que seuls 200 kilomètres  séparent de notre pays, la Tunisie, à travers cette mer tragiquement devenue un cimetière, alors que la côte italienne se situe à seulement trois kilomètres de ses rivages. Il ne faut pas croire pour autant qu’elle ait par la force de sa proximité géographique gravité constamment dans le sillage de la botte, même si elle a souvent subi le contrecoup des événements qui s’y déroulaient.

Par Dr Mounir Hanablia

Cependant la Sicile est entrée dans l’histoire avec l’arrivée des colons grecs et la fondation de villes importantes telles que Syracuse. Au cours de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte, un corps expéditionnaire athénien ne peut prendre la ville et est décimé pour avoir écouté les augures défavorables et tardé à embarquer. L’île devient ensuite l’enjeu de la lutte entre Puniques et Grecs; une armée syracusaine débarque même au Cap Bon et tente de marcher sur Carthage, créant ainsi un précédent que les Romains n’oublieront pas. L’intervention de Rome pour mettre en échec le projet colonial Carthaginois déclenche la première guerre punique. La Sicile devient alors une province romaine pour plusieurs siècles.

Avec la chute de Rome et les invasions germaniques en Italie et en Afrique, la Sicile subit le contrecoup des entreprises des vandales et des ostrogoths, qui y laissent cependant peu de traces, l’île demeurant sous la domination de l’empire romain d’Orient et sa capitale, Byzance, grâce à sa marine de guerre, la plus importante de la Méditerranée. Néanmoins ce sont alors les dynasties arabo-musulmanes de l’Ifriqiya, les Aghlabides qui prennent alors l’initiative de créer une flotte de combat pour conquérir l’île au IXe siècle. Celle-ci demeurera musulmane pendant deux siècles jusqu’à l’arrivée des Normands à partir de 1031, d’abord comme mercenaires de Byzance, puis des émirs siciliens, avant d’opérer pour leur propre compte.

La fin d’Ibn Abbad, le dernier émir de Sicile  

Les Normands  conquièrent l’Angleterre en une seule bataille, celle de Hastings en 1066. Ils mettent 31 ans à conquérir la totalité de la Sicile. Mais en fin de compte après les horreurs de la guerre et son lot de massacres et de trahisons, le dernier émir, Ibn Abbad, est pris et exécuté dans l’ouest de l’île, là où la population arabe s’était réfugiée. Les Normands créent alors un Etat multiethnique et multiculturel arabe, latin grec, et normand, unique en son genre, qui s’étend sur toute l’Italie du Sud. La cour de Sicile compte de nombreux savants dont le fameux géographe Al-Idrissi. Et l’Italie du Sud étant également sous domination normande, le comte Roger se voit couronner et reconnaître le titre royal par le pape reconnaissant d’avoir été débarrassé de ses adversaires byzantins et lombards, ainsi que de ses opposants au sein de l’Eglise.

L’État normand est ainsi tributaire dans sa légitimité du pape de Rome dont la politique est d’empêcher l’émergence en Italie de tout pouvoir unificateur, et même de tout pouvoir fort susceptible de menacer son propre territoire. Qu’à cela ne tienne! Mais le comte Guillaume le Bon après son échec à conquérir Byzance meurt sans laisser d’héritiers et c’est sa tante, Constance, la fille du Roi Roger II qui constitue alors sa seule héritière en vie. Celle-ci épouse l’empereur du Saint Empire Romain germanique Henry VI qui ne connaît rien aux affaires de la Sicile ou de l’Italie. Mais cela a pour conséquence d’abord de créer un Etat s’étendant de la mer Baltique au Nord au détroit de Sicile au Sud, ensuite de plonger l’île dans les tourments de la politique allemande.

Frédéric II, la merveille du monde

A la mort de Henri VI, Otton de Brunswick déclenche le courroux du pape en tentant de mettre la main sur la Sicile et après avoir traversé toute l’Italie sans résistance, ne peut franchir les trois kilomètres du détroit de Messine et est obligé de rebrousser chemin pour courir affronter le Roi de France à Bouvines en 1214 où il est vaincu avec son allié le Roi d’Angleterre. La couronne échoit alors au fils de Constance et de Henri, Frédéric II, la merveille du monde ainsi qu’on l’a nommé, qui pour créer l’université de Naples, respecter ses sujets musulmans, parler l’arabe, et entretenir un harem, devient la bête noire du pape qui l’excommunie alors qu’il reprend le contrôle de Jérusalem pacifiquement par la négociation avec le sultan d’Egypte Al-Achraf.

Le Roi des Deux Sicile

A sa mort en 1250, après avoir sondé les ducs anglais Henry de Cornouailles et Edmond de Lancastre, le pape confie la Sicile à Charles d’Anjou, frère de Louis IX le Roi de France, qui envahit le sud de l’Italie et la Sicile, affronte les héritiers de Frédéric II qu’il vainc, et en fait exécuter le dernier, Conradin, âgé de 16 ans.

Charles d’Anjou dépossède les nobles siciliens de leurs terres pour les confier à ses compatriotes provoquant ainsi la colère de la population. Un premier soulèvement a lieu en 1267 et il est noyé dans le sang, la répression est impitoyable et fait des milliers de morts. Un second a lieu en mars 1282 qui cette fois réussit et se termine par un massacre général des Français. Charles d’Anjou s’enfuit à Naples, mais continue de revendiquer le titre de Roi des Deux Sicile. L’île est conquise par le Roi d’Aragon Pierre III, époux de Constance, petite-fille de Frédéric II par son fils Manfred, qui accorde un parlement à ses nouveaux sujets et promet de respecter leurs droits et leurs coutumes Le traité de Caltabellotta  marque le début de quatre siècles de domination ibérique.

La Sicile de par la volonté des papes qui se succèdent de la détacher de la couronne d’Aragon, est en fin de compte coupée de l’Italie et de la renaissance, elle demeure sous le contrôle de l’obscurantisme catholique ibérique jusqu’à la réunification de l’Aragon avec la Castille et la formation du Royaume d’Espagne. En 1348, elle est frappée par un autre fléau, la peste. L’inquisition y est introduite en 1486. Et la Sicile demeure un pays où seuls les nobles souvent d’origine espagnole détiennent la plupart des terres alors que la population est maintenue dans un grand Etat d’ignorance et de pauvreté.

L’irruption des puissances maritimes

Les choses se prolongent ainsi jusqu’au règne de Louis XIV de France. L’irruption de la puissance maritime anglaise en Méditerranée bouleverse modifie les enjeux stratégiques autour de l’île, en particulier avec la guerre de succession d’Espagne. La marine française appuie la rébellion de la ville de Messine contre Palerme mais finit par se retirer.

En fin de compte Philippe VI le petit fils de Louis XIV accède au trône espagnol mais la Sicile est confiée à son beau père le duc Victor Amédée de Savoie qui essaie d’implanter une administration efficace dans un pays dont le peuple est indolent, paresseux et peu entreprenant. Il ouvre même une université à Catane, mais les intrigues de la nouvelle reine d’Espagne, la jeune noble italienne Elisabeth Farnèse, finissent par le déposséder de l’île, en échange de laquelle il reçoit celle de la Sardaigne. La maison de Savoie se nommera dès lors royaume de Sardaigne jusqu’à la réunification italienne sous son égide.

Cependant l’Angleterre peu désireuse de voir de nouveau la Sicile réunifiée avec l’Espagne détruit la flotte espagnole sans déclaration de guerre et assure le transport des troupes autrichiennes sur l’île. Celles-ci sont battues mais privée de flotte l’Espagne ne peut amener de renforts et finit par évacuer l’île. Au bout de quatorze années l’Autriche finit également par abandonner la partie, sans résultat notable. La Sicile n’est pour autant pas indépendante, elle est rattachée au Royaume des Bourbons de Naples. Ferdinand IV de Naples devient Ferdinand III de Sicile puis Ferdinand Ier des deux Siciles. Mais l’heure est à la révolution française.

Les troupes de Napoléon arrivent jusqu’à Naples où une république Parthénopéenne est proclamée, et Ferdinand Ier se réfugie à Palerme grâce à la flotte anglaise. Puis Murat, mari de la sœur de Napoléon, Caroline, devient roi de Naples et il obtient de se maintenir sur le trône moyennant de se ranger aux côtés des ennemis de son illustre beau-frère. Cependant Murat dont le faste a séduit les Napolitains a d’autres ambitions, il veut conquérir la totalité de l’Italie malgré l’opposition de l’Autriche et de l’Angleterre. Et lors de ce qu’on a appelé les Cent Jours, il fait le mauvais choix et se range du côté de Napoléon lors de son retour de l’île d’Elbe. Cela lui coûtera le royaume et la vie.

Le printemps des peuples

Avec la disparition définitive de Napoléon, Ferdinand Ier retrouve donc son trône, Palerme est de nouveau abandonnée au profit de Naples, et la Sicile retrouve son statut de province oubliée, malgré un appel aux Anglais, en vue de l’instauration d’un parlement et d’institutions démocratiques. L’île se rappelle rapidement au souvenir du roi. En 1820 y a lieu un premier soulèvement, inspiré par celui de généraux espagnols contre Ferdinand VII, leur souverain. 

En 1848 a lieu le grand soulèvement des peuples européens qualifié de printemps des peuples, et celui-ci débute à Palerme. Le parlement constitué destitue le roi Ferdinand II des Deux Sicile. Celui-ci envoie alors ses troupes pour mater le soulèvement. La ville de Messine, qui s’était pourtant rendue sans combattre, est impitoyablement bombardée. Ferdinand II passera ainsi à la postérité comme le Roi Bomba. Pourtant il construit le premier chemin de fer italien au sud de Naples, le télégraphe, le transport maritime.

Mais 1848 marque aussi l’apparition du fameux Garibaldi et de ses chemises rouges qui, quelques années plus tard en 1861, avec l’aide des Américains et des Anglais, conquiert la Sicile, sans la participation des Siciliens, demeurés dans l’expectative, en l’espace d’un mois, puis débarque en Calabre et conquiert Naples. Cela fournit l’occasion au Royaume piémontais de Sardaigne du roi Victor Emmanuel et de Cavour d’intervenir et de réunifier la péninsule italienne en un seul Etat.

Napoléon III, l’empereur des français dont les troupes étaient stationnées à Rome, n’a pas bougé et reçoit en échange la Savoie et Nice, la ville natale de Garibaldi. La Sicile est désormais une province du nouveau royaume d’Italie, et des fonctionnaires venus du nord de la péninsule y sont nommés qui ne comprennent rien à la mentalité et aux coutumes des Siciliens, et à peine leur dialecte.

La mafia à la manœuvre

Les Siciliens ont de nouveau l’impression d’être colonisés, et leur repli sur soi aboutit à la diffusion du brigandage et des activités illégales sous l’égide de sociétés clandestines instaurant leur pouvoir par la violence, la mafia.

Un violent tremblement de terre détruit en 1908 la ville de Messine et fait des dizaines de milliers de réfugiés dont personne ne soucie. Les Siciliens fuyant la misère, la sécheresse et les mauvaises récoltes émigrent en masse aux Etats-Unis où ils seront tristement connus. Cependant avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir, un préfet de police, Cesare Mori, dit le préfet de fer, est investi des pleins pouvoirs pour purger l’île de la mafia. Malgré cela, celle-ci survit et à l’instigation des gangsters siciliens de New York ses membres aident les armées américaine et britannique lors de leur débarquement en Sicile en juillet 1943. Ils reçoivent en rétribution la responsabilité d’assurer le ravitaillement de leurs affaires et sont nommés aux postes de responsabilités laissés vacants par la disparition du parti fasciste.

La mafia investit et anime alors le parti démocrate chrétien en Sicile, ce dont elle tirera tout son pouvoir durant une cinquantaine d’années et expliquera largement l’impunité dont jusqu’à présent elle continue de jouir.

L’île finit après la guerre par être reconnue comme territoire autonome avec un parlement et un gouvernement régional, achevant son intégration dans l’Etat italien et les institutions européennes. Le problème de l’émigration en provenance des pays du sud la recadre cependant à l’avant scène de l’histoire. De nouveau la Sicile constitue un point chaud, et pas seulement à cause de ses volcans.

En conclusion, la Sicile est-elle une nation avortée? On peut effectivement s’en poser la question. Si on examine les faits, il n’y existe pas de différence notable avec l’Italie du Sud, à part peut-être les deux siècles de domination arabo-musulmane. Durant les périodes grecque, phénicienne, romaine, byzantine, arabe, la Sicile ne fut au mieux qu’une province, au pis un champ de bataille. Cependant l’État normand avait sa capitale à Palerme, à la différence notable de celle des deux Sicile, située à Naples.

Si donc un Etat a représenté le mieux la volonté nationale des Siciliens, c’est bien à celui des Normands qu’il faut se référer. Son rattachement au Saint Empire Romain germanique en a fait un jouet au gré des conflits entre l’Aragon, l’État pontifical, les différentes cités Etats italiennes, l’Espagne, l’Autriche, la France, l’Angleterre. La Sicile a fini par se hispaniser, et culturellement elle en garde toujours une empreinte qui semble indélébile. Et elle a fini par tomber dans l’escarcelle de l’État italien nouvellement constitué grâce à l’entreprise d’un anarchiste idéaliste qui n’était même pas sicilien.

Il y a certes une comparaison à établir entre les royaumes insulaires normands, d’Angleterre et de Sicile. Le premier a résisté aux Français et au pape, même après avoir été dominé pendant près de quatre siècles par une dynastie angevine, celle des Plantagenêts, pour établir d’une manière pérenne un Etat qui a fini par devenir une puissance mondiale de premier ordre, grâce à sa marine. Le second situé entre les bassins oriental et occidental de la Méditerranée, et doté d’une marine de premier plan qui l’a mené jusqu’à Constantinople, a été détruit par ces mêmes Angevins, et de surcroît à l’instigation du pape, pour ne plus devenir que l’appendice des protagonistes de différents affrontements européens qui ne l’ont jamais vraiment concerné. Mais la fragilité sicilienne s’explique aussi par sa structure interne. La classe noble amenée par chaque envahisseur n’a eu de cesse de détrôner et de déposséder celle qui l’avait précédée, contrairement à celle anglaise où la noblesse d’origine normande malgré les déprédations de la conquête contre les Saxons a constitué l’ossature de l’État, et en dépit des conflits entre les différentes factions. La conséquence en a été qu’en Sicile la noblesse a toujours cherché à s’accommoder avec l’envahisseur, afin de garder ses privilèges et ses possessions. Et le Parlement concédé par les souverains d’Aragon dès le XIVe siècle n’a jamais servi à faire écouter sa voix ou ses revendications, à la notable exception de l’opposition à l’interdiction du commerce avec les pays musulmans dont l’île retirait de substantiels profits.

En fin de compte, la noblesse sicilienne n’a pas été un véhicule de progrès et la féodalité y a perduré alors qu’elle disparaissait ailleurs en Europe. Quant à la mafia, n’étant pas présente en Espagne, il est plus juste de la qualifier de phénomène américain et de cesser de la rattacher à une quelconque origine arabe. Cependant, si la sicilitude ainsi que la qualifie Leonardo Sciascia est cette part psychologique et sociale qui se traduit par un comportement présomptueux et arrogant, alors la Sicile constitue envers et contre tout le miroir qui réfléchit vers nous, arabes et musulmans, notre propre visage inquiétant de réfractaires au modernisme.

* Médecin de libre pratique.

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