La répression des manifestations de rues en régime démocratique peut prendre un caractère sauvage et meurtrier, et pas seulement sous l’effet du racisme. L’affaire du métro Charonne à Paris du 8 février 1962 en est une parfaite illustration.
Par Dr Mounir Hanablia *
Après le putsch avorté des généraux de l’armée française d’Algérie d’avril 1961 contre De Gaulle, et la répression sauvage des manifestations algériennes du 17 octobre 1961 à Paris contre le couvre-feu discriminatoire qui les visait, alors que le gouvernement français avait entamé des pourparlers avec les représentants de ce qu’il qualifiait de «rébellion», autrement dit le Front de libération national (FLN) algérien, le plasticage du domicile du ministre gaulliste André Malraux, le 6 février 1962, par les terroristes de l’Organisation armée secrète (OAS), un ramassis de militaires et de colons antigaullistes pour le maintien de l’Algérie française, entrés dans la clandestinité, et probablement soutenus par les services secrets américains et israéliens, atteignait au visage et défigurait la petite Delphine Renard, 4 ans.
Aussitôt les syndicats décidaient des manifestations de protestation à Paris contre le fascisme et pour la paix en Algérie, soutenus en cela par le Parti communiste français (PCF). Celles-ci étaient interdites par le préfet de police mais comme des manifestations précédentes interdites avaient bénéficié de la tolérance des autorités, les organisateurs espéraient qu’il en serait de même une fois encore.
Imposer le respect de l’interdiction, affirment les autorités
Les marches de quarante cinq minutes aux alentours des places de la Bastille, de la Nation et de la République se passaient plutôt sans incidents. Cependant celle du Boulevard Voltaire qui rassemblait environ 10 000 personnes était chargée et matraquée sur sa fin par trois compagnies d’intervention de la police municipale alors que la dispersion en avait été ordonnée par les organisateurs.
Les manifestants en fuite refluaient vers les escaliers des bouches du métro Charonne, s’y affalaient les uns sur les autres jusqu’à être immobilisés, et étant ainsi, continuaient à être attaqués par les policiers déchainés qui leur lançaient même les protections métalliques des arbres ou des guéridons en béton.
A la fin, huit corps gisaient sans vie sur les lieux du drame, dont six écrasés par la foule dans les bouches du métro. Une neuvième victime succomberait quelques semaines plus tard.
Aussitôt les organisateurs accusaient les autorités, et celles-ci avançaient une autre version du drame, les policiers s’étant selon elles trouvés attaqués par des manifestants agressifs organisés en commandos parfaitement entraînés à la guérilla urbaine, et ayant dû riposter pour se dégager et pour imposer le respect de l’interdiction, entraînant ce qui n’aurait été qu’un regrettable accident dont ils n’étaient nullement responsables, ainsi que le démontraient selon eux les nombreux décès par asphyxie.
Une manifestation de grande ampleur réunissant environ 500 000 personnes était alors organisée lors des obsèques des victimes, la plupart des membres du PCF, et l’exigence de la paix en Algérie et de la lutte contre l’OAS était une nouvelle fois réitérée.
Les policiers exonérés de toute responsabilité pénale
Sur le plan politique, cette affaire consacrait la victoire des communistes, mais confirmait surtout la lassitude des français de la métropole de la poursuite de la guerre en Algérie, donc le soutien à l’indépendance algérienne et paradoxalement à la politique de De Gaulle.
C’est sur le plan juridique et mémoriel que cette affaire allait connaître ses développements les plus intéressants. La justice après que l’instruction eût dans un premier temps reconnu le bien-fondé de la thèse des manifestants, celle de l’attaque inutile de la manifestation au moment de la dispersion, et du lien direct entre les homicides et les charges policières, laissait traîner les choses, jusqu’à ce que, 4 années plus tard, une loi d’amnistie sur toutes les actions de maintien de l’ordre durant la guerre d’Algérie, vînt exonérer les policiers de toute responsabilité pénale.
L’action administrative incriminant la responsabilité de l’Etat français se concluait par un déni de compétence, celui-ci renvoyant la responsabilité de la réparation du préjudice commis par les attroupements à la Commune.
L’action en civil ne reconnaissait finalement que la responsabilité partagée, autrement dit que les manifestants étaient également responsables des dommages dont ils pouvaient être victimes dès lors que le rassemblement auquel ils participaient était illégal, et les réparations dont ils auraient dû être les bénéficiaires en étaient significativement réduites.
L’Etat français, après plusieurs années de recours, demeurait donc inébranlable dans son déni de toute responsabilité et dans la protection de sa police, même avec la thèse de son infiltration par des activistes OAS à la suite de la découverte de documents compromettants, et en cela, la justice n’en avait été que son bras juridique contre ses propres citoyens.
Quant à la mémoire, elle ne faisait que confirmer la décision des pouvoirs publics de la réduire jusqu’à l’insignifiance, d’abord à travers les médias, qui d’une manière générale ne l’évoquaient que d’une manière très succincte quand ils ne s’en abstenaient tout simplement pas, ensuite dans les cérémonies du Souvenir tolérées uniquement sur les lieux d’inhumation, les lieux du drame étant interdits à toute manifestation commémoration.
Des souvenirs pouvant s’avérer dangereux pour les Socialistes
C’est vingt ans plus tard, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, qu’une plaque commémorative était apposée sur les lieux du drame sans aucune mention incriminant l’Etat, avec la participation de personnalités officielles essentiellement socialistes, qui se réappropriaient ainsi une partie du souvenir, sans pour autant donner lieu aux réparations en faveur des familles des victimes. Ainsi les socialistes se révélaient les continuateurs de l’Etat gaulliste et il est vrai que leur responsabilité dans la politique coloniale en Algérie, en particulier celle de François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur puis Garde des Sceaux, ne les incitaient pas trop à réactiver des souvenirs qui pouvaient s’avérer dangereux.
Mais la mémoire est sélective et obéit aussi à des considérations concomitantes des besoins du moment et non à celles des faits. C’est le procès en 1997 de Maurice Papon, l’ancien préfet de police qui venait rappeler son rôle dans l’assassinat des centaines d’Algériens en octobre 1961. Et il aura fallu près de quarante années pour que la reconnaissance officielle en soit consacrée par une plaque commémorative.
Il est vrai que les anciens partisans de l’OAS amnistiés et les Pieds Noirs exigeaient également dans cette concurrence de la mémoire avec les tueries de la Rue d’Isly à Alger en mars 1962 ou celle d’Oran du 5 juillet de la même année une reconnaissance de leurs souffrances. Cela est si vrai qu’avec la montée de l’extrême droite sioniste raciste et xénophobe en France, le préfet de police de la ville de Paris a interdit, dimanche 18 février 2024, une manifestation du souvenir des combattants algériens morts durant la guerre en Algérie. Les Harkis ou les Résistants?
Ce qu’il importe de savoir c’est que le champ mémoriel est contingent aux luttes politiques du moment et constitue un fort référent pour la légitimation d’aspirations qui ne doivent rien à l’espace historique investi. On s’interrogera toujours sur les raisons ayant poussé De Gaulle à réprimer ceux qui soutenaient sa politique pour l’indépendance de l’Algérie. La réponse est d’abord que dans ses propres rangs, il y avait beaucoup de sympathisants de l’Algérie française à commencer par le Premier ministre Michel Debré. Ensuite il ne voulait pas donner l’impression de mener une politique approuvée par les Communistes en pleine guerre froide alors qu’il y avait eu le désastre de la Baie des cochons et que la crise des missiles de Cuba s’annonçait. Il avait déjà eu assez d’ennuis avec les Américains au point d’être accusé par Allen Dulles d’être communiste et devait démontrer qu’il n’en était rien.
De Gaulle aura ainsi été l’un des rares chefs d’État au monde à réprimer dans le sang ceux qui soutenaient sa politique. En politique il y a des faits dont il n’y a pas lieu de s’enorgueillir, même quand on se prétend grand résistant.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Charonne 8 février 1962 : Anthropologie historique d’un massacre d’Etat’’, de Alain Dewerpe, éd. Gallimard, collection Folio Histoire, Paris 14 mars 2006, 897 pages.
Donnez votre avis