Surendettée, snobée par le FMI et rétive aux réformes structurelles, la Tunisie de Kaïs Saïed lance un énième emprunt obligataire national, cette fois-ci de 700 millions de dinars. Tout compte fait, chaque dinar mobilisé par ces obligations coutera à terme presque deux dinars aux payeurs de taxes, à savoir les citoyens et entreprises. Pour mieux comprendre, allumez vos calculatrices…
Moktar Lamari *
En 2030, Kaïs Saïed aura quitté le pouvoir mais sa dette restera, comme un fardeau pour les générations à venir.
Les économistes tunisiens qui se sont exprimés sur le sujet, ces derniers jours, font tout pour «bénir» ces emprunts obligataires, fermant les yeux sur les vrais coûts économiques de ces emprunts «vicieux» pour les payeurs de taxes, et pas rentables pour l’économie dans son ensemble.
Certains de ces économistes du sérail ne voient même pas l’effet d’éviction exercé par ce type de dette sur l’investissement privé. Ils ne mesurent pas à sa juste valeur le coût d’opportunité de cette épargne rare et détournée de l’investissement productif, pour financer ultimement les salaires des fonctionnaires en surnombre et être injectée indirectement dans la consommation improductive.
D’abord, les faits
C’est le dernier Journal officiel de l’État tunisien qui annonce cet emprunt obligataire national. C’est le deuxième en 2024, pour financer les déficits du budget public.
L’État vise à mobiliser 700 millions de dinars (MDT), avec un lancement qui dure une semaine, du 6 au 13 mai courant.
L’émission de l’emprunt obligataire national de cette année se fait en quatre tranches pour financer le budget de l’Etat 2024.
Malgré tout, et faute de mieux, les épargnants tunisiens, représentés par les banques et les courtiers de la Bourse, achètent ces obligations, avec au final un taux de rendement réel net positif proche de 2% si on considère le taux d’inflation (7-8%) et le glissement du dinar par rapport aux devises fortes.
Le taux d’intérêt promis, en terme nominal gravite autour de 9,7% (selon les options offertes), sans compter les agios (risques et frais cachés).
Les risques sont élevés pour les plus avertis et pour cause : lors du dernier emprunt obligataire (en février), les coutiers en bourse ont mobilisé 67%, des sommes collectées, les banques ont contribué par seulement 33%. Les courtiers de la bourse étant plus «riscophiles» comparativement à ceux du secteur bancaire classique.
C’est dire, l’importance des risques et incertitudes sous-jacents à ce type de financement des gaspillages et dettes de l’État, en jouant sur l’illusion monétaire du petit épargnant, peu averti et naïf pour se faire déplumer davantage par les opérateurs impliqués.
Pour cette tranche de l’emprunt national obligataire 2024, le ministère des Finances a reproduit le même scénario et options choisis des sorties précédentes, avec trois types d’obligations.
Option A pour «petits épargnants»
Pour ce public de personnes physiques, on propose les obligations de la Catégorie À, avec une valeur nominale de 10 TND chacune et d’une durée de 5 ans, dont quatre années de grâce. Le principal sera remboursé en une seule tranche à la cinquième année (X*nombre d’obligations).
Les intérêts sont payables annuellement au taux fixe de 9,75% par an ou au taux d’intérêt variable de TMM (8%) + 1,70%, selon le choix du souscripteur.
Avec les agios non annoncés (prime de risque et frais de gestion), on peut imaginer un autre 1,5%. On est rendu à un taux d’intérêt pour le Trésor public variant entre 11 et 12%, par an sur le montant placé.
Je prends le cas d’un expatrié, dénommé Hammouda, qui veut acheter 100 obligations de 10 dinars (1000 dinars), pour éviter de thésauriser son épargne dans une banque locale à un taux de rendement nominal de 5%, au maximum. Alors que l’inflation est 7,75% et que le dinar perd chaque jour un peu plus de sa valeur.
Hammouda table sur un rendement de ses investissements en obligations de presque 100 dinars par an (97 dinars), espérant accumuler 500 dinars au bout de cinq ans, et récupérer la valeur nominale de son placement (1000 dinars). Hammouda aura un remboursement nominal de son montant principal à la 5e année.
Comme mentionné précédemment, les contribuables doivent aussi payer aux intermédiaires de Hammouda les agios et les frais, mettons de 2% qui s’ajoutent aux 9,75%. Soit 12%, ou presque 120 dinars annuellement et 600 sur cinq ans.
Le plus grave est ailleurs, le gouvernement va utiliser l’argent de Hammouda pour payer des fonctionnaires en surnombre, et qui gèrent des dossiers qui ne génèrent pas un rendement économique élevé, ou simplement positif, puisque l’Etat a tendance, en cette période pré-électorale, à vouloir faire la paix avec les fonctionnaires, en leur payant des salaires et avantages sociaux élevés, le tout pour financer la consommation et pas l’investissement rentable.
Le gouvernement doit donc honorer sa dette auprès de Hammouda en créant de nouvelles taxes et impôts, pour rembourser les frais d’intérêt à payer Hammouda (600 dinars) et pour collecter ce montant en taxes, les fonctionnaires et le système fiscal dans son ensemble encourent au moins 3 dinars de frais de bureaucratie (3%): collecte, contrôle, paperasse, gestion… L’argent colle aux parois des processus d’imposition administratif, disait la sagesse populaire.
Une dette dépensée dans les largesses de l’Etat se traduira en taxes, tôt ou tard, comme le postulait le principe d’équivalence de Ricardo, dans son célèbre livre sur la fiscalité et l’économie en 1821.
Au total pour rembourser Hammouda qui a placé 1000 dinars, avec 9,7% de taux d’intérêt, 2% d’agios et 3% de frais de bureaucratie, les contribuables tunisiens subissent une charge totale 14,7% par an, soit 147 dinars par an (736 dinars sur cinq ans).
On revient au scénario de Hammouda (1000DT), et on refait les calculs pour dire que pour chacune des années encourues, l’État doit encourir un coût économique de 736 dinars sur cinq ans, auquel il faut ajouter le remboursement du principal (1000DT).
En somme, chaque dinar mobilisé par cet emprunt obligataire coutera 1,73 dinar aux contribuables, à savoir nous et nos enfants, alors que probablement Kaïs Saïed ne serait plus au pouvoir, après un deuxième mandat très probable.
Le gouvernement qui gèrera la Tunisie le mois de mai en 2029 (date d’échéance), ne sera pas probablement pas dirigé dans la trajectoire initiée par le président Kaïs Saïed. Du moins, on le suppose…
Option B, pour les mieux nantis
Ces obligations ont une valeur nominale de 100 TND chacune et une durée de 7 ans, dont trois années de grâce. Le remboursement du principal commencera à partir de la quatrième année, avec un amortissement identique. Pour les intérêts, ils seront payés annuellement à un taux fixe de 9,80% par an ou un taux d’intérêt variable TMM+1,75%, selon le choix du souscripteur.
Avec les mêmes hypothèses de calcul utilisés plus haut, on obtiendra un remboursement de presque 1,9 dinar pour chaque dinar mobilisé aujourd’hui, et dont l’échéance s’échelonnera jusqu’à 2031 (2024+7 ans). Les politiciens gèrent au jour le jour. Après moi le déluge!
Pour la catégorie C: ces obligations ont une valeur nominale de 100 TND chacune et une durée de 10 ans, dont deux années de grâce.
Ces remboursements arriveront à échéance en 2034. Le remboursement du principal débutera à partir de la troisième année. Pour les intérêts, ils seront payés annuellement à un taux fixe de 9,95% par an ou un taux d’intérêt variable TMM+1,95%, selon le choix du souscripteur.
Pour cette catégorie, et selon nos calculs, ceterus paribus, le dinar mobilisé aujourd’hui coutera aux contribuables 2,1 dinars.
Ajoutons que ces dinars remboursés à partir de 2029 n’auront pas le même pouvoir d’achat. On peut anticiper qu’en terme réel, le dinar d’aujourd’hui aura perdu de son pouvoir d’achat en 2030 presque 43% de sa valeur nominale actuelle.
Cette dépréciation aura lieu sous la pression de l’inflation, de la dette et de la flexibilité du taux de change requise par le FMI. Ce dernier aura tôt ou tard son mot à dire, pour restructurer cette dette et alléger son fardeau qui étrangle l’Etat et pénalise les contribuables.
Les Tunisiens doivent prendre conscience des dangers du surendettement de leur pays, et doivent tout faire pour l’extirper des méandres de ce cercle vicieux. Nous avons bien dit, et depuis 2017, que la transition démocratique en Tunisie est fortement endommagée par son addiction à la dette.
Une démocratie à crédit, ne peut être qu’une démocratie au rabais!
Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T.
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