En Autriche, le calvaire des voix qui combattent l’islamophobie

À l’heure où l’islamophobie prend de plus en plus de l’ampleur en Occident et s’impose d’une manière on ne peut plus décomplexée, nous avons tendance à observer ce qui se passe aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne mais il convient de s’intéresser particulièrement à l’Autriche qui avec la Hongrie est en tête de peloton des pays où l’islamophobie est devenue un élément structurant de la politique de ces pays avec des conséquences graves à l’instar du calvaire subi par le politologue autrichien Farid Hafez et d’autres leaders d’opinion musulmans. Le pays des Habsbourg jadis un empire avec une mosaïque ethnique si riche est aujourd’hui marqué par une politique islamophobe intolérante, violente et injuste.  (Illustration : La police a perquisitionné une organisation communautaire à Graz, en Autriche, en 2020, dans le cadre d’une série d’arrestations d’éminents musulmans à l’échelle nationale connue sous le nom d’Opération Louxor. (Erwin Scheriau/APA/AFP via Getty Images).

Imed Bahri

Farid Hafez a publié une tribune dans le magazine américain New Lines où il raconte comment il a été malmené et présenté en Autriche comme un ennemi de l’État sachant que son calvaire a été celui de nombreux musulmans autrichiens actifs dans le débat public et la société civile, ceci est intervenu dans un contexte de recrudescence des politiques anti-musulmanes qui ont accompagné la montée de l’extrême droite. L’objectif était de diffamer, de décrédibiliser et de faire taire les voix musulmanes qui pesaient dans le débat public pour laisser libre court aux politiques islamophobes.  

Hafez commence sa tribune en expliquant les détails du raid policier effectué chez lui dans la capitale autrichienne Vienne le 9 novembre 2020. Plus de 30 policiers lourdement armés ont participé à ce raid; ils criaient et pointaient leurs armes sur lui à l’aide de lunettes laser ce qui a terrorisé sa femme et ses trois enfants.

Il a expliqué que ce raid faisait partie d’une action plus large appelée Opération Louxor qui est une campagne à grande échelle ciblant les militants de la société civile musulmane en Autriche où le politologue est né et a toujours vécu. L’homme a grandi dans une petite ville avec une population comptant tout au plus 500 personnes. Avant de devenir commentateur pour les médias publics et universitaire de renom, il écrivait souvent dans la presse sur les questions ayant trait à l’islam pour le public autrichien.

Traité comme un criminel et un ennemi de l’État

Hafez a déclaré qu’il se considérait comme faisant partie du tissu démocratique diversifié qui donnait une voix à ceux qui n’étaient pas entendus. L’Autriche n’était pas seulement pour lui une patrie mais c’était un endroit où il jouissait de la confiance et du respect de ses compatriotes notamment de nombreuses personnalités influentes du gouvernement autrichien et de la société civile mais le matin du raid, tout s’est écroulé et ce sentiment a été brisé.

Lors de la perquisition, il a appris qu’un mandat d’arrêt avait été émis par le ministère public alléguant qu’il était membre d’une organisation criminelle et terroriste (excusez du peu!) et qu’il était un ennemi de l’État autrichien. À ce moment-là, il lui sembla que son identité antérieure avait disparu.

Hafez a déclaré qu’il n’était pas accusé d’avoir commis un crime cette nuit-là et qu’il ne serait pas inculpé à l’avenir mais il a été traité comme un criminel et un ennemi de l’État, son compte bancaire et ses autres avoirs ont été gelés et le la police a confisqué tous ses appareils électroniques.

Après un long interrogatoire au commissariat, il a été libéré sous engagement personnel et s’est retrouvé sans le moindre centime. Les médias autrichiens se sont précipités avec enthousiasme pour le qualifier d’extrémiste alors qu’il était depuis longtemps l’auteur de plusieurs de leurs prestigieuses publications.

L’auteur a confirmé que le matin du raid a été un tournant dans sa vie, mais qu’il n’a pas été le seul à en avoir été affecté. L’opération Louxor a visé près de 70 individus et organisations et elle a été réalisée avec près d’un millier de policiers menant de nombreux raids dans 3 États fédérés autrichiens différents.

Ces raids étaient présentés officiellement comme étant dirigés contre les Frères musulmans avec lesquels Hafez n’avait aucun lien. Il a souligné que ces raids faisaient en réalité partie des efforts croissants du gouvernement de droite pour punir et réduire au silence les musulmans autrichiens politiquement actifs. 

Il a estimé que son expérience d’appartenance à une minorité ethnique dans la campagne autrichienne tout en sachant qu’il pouvait parfois être marginalisé en raison de sa couleur de peau différente ou parce que son nom était étranger l’avait conduit à une prise de conscience progressive de la race et de l’identité. La découverte des écrits de Malcolm X à l’adolescence lui ont permis de développer une conscience politique puis la lecture l’histoire de l’antisémitisme en Autriche et ensuite aux questions politiques liées à l’immigration et à l’islam.

Ces lectures se sont progressivement développées en une carrière universitaire et journalistique largement axée sur l’étude du racisme en particulier contre les musulmans en Europe et il a écrit sur une variété de sujets dans les journaux autrichiens où il s’est fait connaître comme commentateur public, remportant des prix et a donnant régulièrement des interviews à la télévision sur les événements politiques quotidiens.

L’extrême droite sur capitalise le sentiment anti-immigration

Dans le même temps, l’Autriche connaissait des transformations et des mutations qui allaient progressivement modifier le paysage politique. Jörg Haider était devenu l’un des dirigeants les plus prospères de l’extrême droite promouvant le Parti de la liberté autrichien en capitalisant sur le sentiment anti-immigration, l’instrumentalisant et l’exploitant. Hafez a par la suite constaté que ses recherches étaient bien accueillies par le public dans la mesure où ses critiques portaient sur Haider et d’autres partis d’extrême droite, longtemps considérés comme les principaux vecteurs du racisme dans le pays.

Cette période de lune de miel n’a duré que jusqu’à ce que l’islamophobie devienne politiquement répandue en Autriche. Les politiques anti-musulmanes du Parti autrichien de la liberté ont été progressivement adoptées et mises en œuvre par le Parti populaire autrichien de centre-droit au pouvoir, précisément sous la direction du chancelier Sebastian Kurz, éclaboussé depuis par un scandale de corruption et éjecté du pouvoir. Le travail de Hafez s’est déplacé par conséquent de l’extrême droite au centre droit puisqu’il a commencé à critiquer le parti au pouvoir. 

Le Parti populaire autrichien a commencé à mettre en œuvre une longue liste de politiques anti-musulmanes qu’il semble avoir empruntées à Haider et à d’autres considérés comme de dangereux extrémistes. Sous la direction du Parti populaire autrichien, des mosquées ont été fermées, le hijab interdit dans de nombreux établissements d’enseignement et des plans élaborés pour l’interdire à terme aux étudiants universitaires et aux fonctionnaires. La surveillance des associations islamiques par les services de renseignement s’est accrue avec la criminalisation des associations islamiques et la création d’institutions financées par l’État telles que le Centre de documentation sur l’islam politique, une organisation consultative largement considérée comme critique à l’égard de l’islam. En quelques années, la critique de l’extrême droite est devenue inutile et la politique dominante est devenue anti-musulmane.

Cette tendance a débuté avec la préparation et la publication de rapports critiques sur les musulmans autrichiens. Le rapport clé qui a jeté les bases de la politique anti-musulmane du Parti populaire autrichien et qui sera cité 14 fois dans le mandat d’inspection de l’Opération Louxor visant l’auteur et d’autres, s’intitulait «Les Frères musulmans en Autriche». Le rapport a été financé par le gouvernement grâce à une contribution d’environ 100 000 dollars. Il a été rédigé par une personne nommée Lorenzo Vidino.

Hafez souligne que le rapport de Vidino prétendait documenter les activités des Frères musulmans en Autriche mais il était si vaste qu’il mettrait presque tout le monde dans le même sac.

Eliminer la société civile islamique en Autriche

Hafez explique qu’il avait quitté l’Autriche pour les États-Unis après s’être vu proposer un poste d’enseignant dans une université américaine. Bien qu’il n’ait été accusé d’aucun crime, il n’a pas pu travailler dans son pays d’origine et est devenu un paria par le gouvernement et ses médias. Cette expérience lui a laissé un profond impact émotionnel et cet impact a été accru par son manque de compréhension de la façon dont il est devenu la cible d’accusations. Il lui a fallu de nombreuses années pour comprendre les forces qui travaillaient derrière Vidino et les autorités autrichiennes dans leur campagne visant à éliminer la société civile islamique en Autriche.

Ce que l’on constate aujourd’hui dans les pays occidentaux de plus en plus islamophobes ce sont les procédés malsains et pernicieux. Ils font sciemment des amalgames malhonnêtes pour discréditer et diaboliser leurs cibles. Il y a cet amalgame entre musulman et islamiste dont a été victime Farid Hafez. Et il y a aussi l’autre amalgame qui est devenu un atavisme en Occident depuis l’opération Déluge d’Al-Aqsa le 7 octobre 2023, c’est que toute personne, tout organisme ou toute manifestation qui critique Israël et le génocide qu’elle perpètre à Gaza est qualifiée injustement d’antisémite. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les pays où l’islamophobie est la plus développée sont en même temps les plus fervents soutiens d’Israël. Cette corrélation se manifeste en Europe centrale, en Autriche et en Hongrie surtout, deux pays avec des gouvernements aux politiques islamophobes et en même temps qui soutiennent inconditionnellement Israël. Ils considèrent qu’eux et Israël ont le même ennemi. Pour eux, c’est le monde judéo-chrétien qui se bat contre l’islam qu’ils perçoivent comme une menace à leur civilisation. Ils ont une vision strictement identitaire, voient les choses du point de vue du choc des civilisations et se fichent du génocide perpétré par Israël à Gaza. Pour les islamophobes, soutenir Israël c’est soutenir la pérennité de l’Occident judéo-chrétien.