Colloque à Tunis sur les fondateurs de la sociologie tunisienne

Nous publions ci-dessous la note conceptuelle du colloque scientifique sur le thème : «Les fondateurs de la sociologie tunisienne : figures, traces et actualité», qui se tiendra à la Faculté des sciences humaines et sociales (FSHS) de Tunis les 11 et 12 octobre 2024.

Bien que l’enseignement de la sociologie ait précédé l’université tunisienne à l’Institut des hautes études de Tunis rattaché à l’université française, la discipline ne s’est réellement établie qu’avec la création de la licence de sociologie en 1958 et, ensuite, la mise en place de l’Université tunisienne en 1962.

La première génération de sociologues faisait partie d’une élite moderniste (historiens, philosophes, linguistes, juristes…) profondément marquée par les défis et les problématiques d’une société récemment indépendante et en pleine mutation. Elle a pu associer réflexion théorique et recherche empirique à un travail de pédagogie et de transmission de la discipline au sein de l’Université, formant toute une génération d’étudiants et de disciples, devenus, à leur tour, des formateurs et des producteurs d’un savoir sociologique de plus en plus diversifié aussi bien par la multiplication de ses objets de recherche que par l’évolution de ses approches théoriques et méthodologiques.

Les thèses et les enquêtes sociologiques de Jean Duvignaud, Paul Sebag, Jean Cuisenier, Abdelawhab Bouhdiba, Khalil Zamiti, Lilia Ben Salem, Ridha Boukraa, Abdelkader Zghal, Fraj Stambouli, Abdelbaki Hermassi, Hachemi Karoui, Naïma Karoui, Moncer Rouissi, Salah Hamzaoui, Dorra Mahfoudh, Tahar Labib et bien d’autres constituent un patrimoine sociologique d’une ampleur considérable.

Le nouvel horizon introduit par Jacques Berque, remplaçant la dichotomie pays développés/pays sous-développés par la distinction sociétés analysés/sociétés sous-analysés, est venu renforcer l’ambition de ces enseignants et chercheurs de la première heure. Alors que le Bureau des recherches sociales puis le Centre d’études et de recherches économiques et sociales (Ceres) à partir de 1962, leur ont offerts la possibilité de mener des enquêtes empiriques, les Cahiers de Tunisie, les Annales de l’université tunisienne, la revue Ibla et puis la Revue tunisienne des sciences sociales ont accueilli leurs contributions et rendu publiques des thématiques de recherche jusque-là inédites en Tunisie.

C’est dans le sillage des critiques scientifiques et politiques du modèle colonial, avec des doutes et des questionnements sur les choix socio-économiques de l’Etat de l’Indépendance, qu’est née une sociologie tunisienne ambitieuse, critique, diversifiée et résiliente, en quête de confirmation de son utilité sociale et politique et de sa légitimité scientifique.

Bien qu’une grande partie de la production sociologique de l’époque soit critiquée pour l’insuffisance de son analyse et son incapacité à apporter des solutions aux problématiques soulevées, la génération des fondateurs a réussi à résister, tant bien que mal, aux pressions politiques de tous bords. Ce qui a été écrit durant cette période demeure, aujourd’hui, une référence incontournable à toute investigation sociologique qui se veut un travail scientifique exigeant.

Il ne faut pas oublier que des disciplines adjacentes ou connexes sont apparues au sein des départements de sociologie, comme la démographie avec Mahmoud Seklani, Mongi Bchir et Khemaïes Taamallah, ou beaucoup plus tard, l’anthropologie avec des chercheurs plus jeunes.

Si la société tunisienne a plus que jamais besoin de ses sociologues pour saisir les défis des crises politiques, socioéconomiques et culturelles auxquels elle est confrontée depuis des décennies, un retour aux travaux et textes de la génération des fondateurs s’avère nécessaire. C’est ce qui manque aujourd’hui dans la plupart des écrits sociologiques et même dans la plupart des programmes pédagogiques des différents départements de sociologie.

Les sociologues d’aujourd’hui ne connaissent-ils pas mieux la tradition et la recherche sociologiques occidentales que les recherches menées depuis une soixantaine d’années dans leur propre pays ? La question s’avère porteuse d’autres interrogations aussi problématiques : cette méconnaissance relève-t-elle d’une rupture avec les paradigmes adoptés par la première génération et l’engouement des «successeurs» pour de nouvelles approches? Faut-il incriminer à cet égard les clivages de paradigmes et de langues (arabe/français) ou la déficience des structures de recherche et d’enseignement ? L’arabisation de la sociologie et de ses références explique-t-elle, à elle seule, l’oubli d’une partie importante de la production sociologique des fondateurs?

Quelles que soient la nature des raisons invoquées dans l’explication de cette déconnexion des sociologues d’aujourd’hui de l’héritage des précurseurs, celles-ci ne justifient nullement la rupture de la pratique sociologique actuelle de celles des fondateurs, malgré le changement des contextes internationaux et des défis locaux séparant le milieu du XXe siècle des premières décennies du troisième millénaire.

Le présent colloque n’a pas l’ambition de répondre à toutes ces questions, mais de poser un regard sur les travaux sociologiques de la génération des fondateurs dans le but de cerner les contours de cette sociologie des débuts et d’en montrer l’actualité. Il permettra de comprendre les parcours et les choix de plusieurs figures importantes de la première génération de sociologues tunisiens et de relire des textes importants et fondateurs d’un certain nombre d’entre eux. Le projet éditorial auquel il donnera lieu pourra comprendra des textes analysant les parcours et les travaux de ces sociologues, et de manière plus générale les enjeux inhérents à la mise en place de la discipline sociologique en Tunisie, mais aussi une anthologie de certains de leurs textes considérés comme particulièrement importants suivis d’une lecture analytique et critique. L’événement est organisé par l’Association tunisienne de sociologie (ATS), le Centre arabe des recherches et d’études des politiques de Tunis (Carep), et l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) en collaboration avec l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF).

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