Est-ce un hasard si les multiples tueries qui frappent régulièrement les écoles aux États-Unis d’Amérique ne sont jamais qualifiées de terroristes ? Les mots tout autant que les actes ont des conséquences.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’attentat de la Ghriba est-il un acte criminel ou terroriste? La réponse dépend évidemment d’un ordre «normal» des choses fondé sur les mots et les idées, et qui ne va pas de soi. C’est une construction qui a été élaborée au Moyen-âge et consolidée aux siècles des lumières au nom de la sacro-sainte science.
Le débat a en réalité commencé avec la question de la place attribuée au langage dans l’élaboration du corpus sacré, la bible, ou autrement dit de la langue parlée par Dieu.
En effet il devenait inacceptable pour l’Occident, maître du monde, de reconnaître une quelconque dette à un peuple étranger et apatride. Fallait-il reconnaître que les (gentils) indo- européens (aryens) victorieux et conquérants étaient ainsi redevables envers les (douteux) sémites de leur conscience historique?
Le christianisme occidental dominant
Les premiers se sont bien approprié leur livre sacré, en prenant fait et cause pour la dissidence dans une querelle intestine théologico-politique. Pour cela, et en dépit de l’Église, ou sans elle, ils ont dû se forger les paradigmes nécessaires démontrant d’une manière «scientifique» une finalité historique téléologique, celle du christianisme occidental dominant, guidant, humanisant, les «races» du monde dans sa quête du retour à l’âge d’or d’une humanité unie autour d’une seule langue. Il fallait justifier que l’hébreu ne fût pas la langue de la création ni celle utilisée dans le jardin de l’Eden (le Paradis).
On a parlé ainsi de textes dénués de ponctuations, de voyelles, dans l’hébreu de la Bible, pour en prouver les ajouts ultérieurs, et en éliminer ainsi le caractère originel mais on a omis de dire que l’alphabet latin était phénicien, donc sémitique.
Les nouveaux outils conceptuels ainsi élaborés prénommés philologie, paléontologie linguistique, anthropologie culturelle, ont finalement permis de séparer et de catégoriser les langages avec leurs champs d’action les plus accessibles, les religions; sans oublier le plus important, les peuples.
Il n’est peut être pas aussi paradoxal que dans une Europe des Lumières qui se détachait du religieux, l’émergence de la nation et du colonialisme ait en fait inspiré une telle démarche. Que les maîtres d’œuvre en eussent été de manière souvent dissemblable, de Richard Simon l’aventurier du texte sacré primitif inaltéré jusqu’à Goldziher en passant par Renan, Max Muller, Gross, d’éminentes figures des milieux académiques occidentaux, n’importe que dans la mesure où la démarche scientifique même reconnue peut s’avérer dans le champ des sciences sociales, surmonter difficilement l’épreuve de la critique.
Entre le prêtre défroqué Renan révolté par ce qu’il découvrait en Orient dans les années 1860 au point de vouer l’islam aux gémonies, et le juif de descendance rabbinique Goldziher qui réhabilitait sa propre communauté grâce à ses études «équilibrées» sur l’islam, les conclusions ne pouvaient être les mêmes. Ceci démontre combien dans de telles études, l’apport personnel peut être déterminant, et le cheminement de la recherche aboutir à des culs de sac parfois coûteux.
L’opposition sémitiques-aryens vole en éclats
Ainsi l’introduction dans le débat par Renan de la notion de race linguistique, culturelle, religieuse, eût même été loufoque sans ses inévitables implications. Son obstination à opposer une culture sémitique par essence stagnante et stérile parce que dénuée de mythes à une autre aryenne féconde riche en mythes est contredite par les réalités; les Assyriens et les Babyloniens parmi tous les sémites furent les polythéistes les plus avérés, mais quand le Roi Assurbanipal rendait un culte à son Dieu, ses prières s’apparentaient à celles d’un musulman.
Quant au polythéisme matrice de l’esprit scientifique permettant d’appréhender simultanément plusieurs réalités, ou plusieurs aspects d’une même réalité, chose que le monothéisme ne permettrait pas, rien ne le démontre. Au contraire, les mathématiques constituent par excellence la science où l’infini se rapproche le plus du néant, justement par le biais de l’unité.
Mais abstraction faite de l’objectivité de Goldziher, pour qui les civilisations s’entrecroisent et empruntent les unes aux autres, à l’ère de l’impérialisme si les juifs ont été finalement intégrés aux Aryens (Disraeli, Crémieux) et la «race de l’islam» confinée au statut de sujet, c’est en Allemagne, cette nation dénuée de colonies à la mesure de ses ambitions et militairement battue, que le concept de l’Aryen «libéré» de sa part éthique juive, le christianisme, a fait florès, avec les conséquences que l’on sait. Un grand opéra de Richard Wagner, Siegfried, l’illustre.
Mais une autre question est le discours emprunté dans la guerre contre le terrorisme depuis 2001, et face à l’immigration illégale. Ce sont les thèses de Renan que l’on a évidemment ressorties des oubliettes, en taisant qu’elles fussent siennes, et en omettant ses jugements sur les races; au nom de l’exactitude «scientifique», il a suffi de lire «islam» au lieu de «sémite». Et on a invité les musulmans à déconstruire leurs textes sacrés en les soumettant à la «raison scientifique», autrement dit à la philologie et la paléontologie linguistique, confrontées éventuellement aux découvertes archéologiques.
L’archéologie est justement le domaine de recherche par excellence auquel les Nazis ont conféré ses techniques actuelles. Elle a aussi servi à justifier leurs conquêtes au nom d’un ancien berceau arien en Europe et elle n’est donc pas neutre.
Par ailleurs, c’est une chose que de déterminer l’origine des mots et des versets utilisés dans le Coran qui peut effectivement être très utile dans la compréhension du passé. Mais si le but est d’en démontrer l’origine biblique celle-ci y a toujours été clamée, et sa confirmation n’apporterait rien au débat, qui en l’occurrence semble être toujours de prouver une supposée supériorité du christianisme arien occidental.
La puissance est une affaire d’organisation
Le plus dommageable est évidemment de faire ainsi passer toute critique objective du texte coranique pour une entreprise partisane contre l’islam; pour le plus grand bonheur des rigoristes alliés à ceux pour qui il demeure ataviquement contre tout progrès. Mais peut-on vraiment tenir rigueur à de nombreux musulmans de penser que la «science» qu’on leur prescrit soit dans une large mesure partisane, et pas seulement pour prouver que l’Arabe ne soit pas la langue du paradis?
Mis à part cela, on se demande effectivement quel bénéfice pourrait encore tirer de la philologie un orientalisme anachronique alors que Chinois et Indiens (dans une large mesure des dravidiens culturellement aryanisés) sont en train de prouver que la puissance n’est pas un monopole occidental mais une affaire d’organisation.
Pour conclure, ce n’est nullement un hasard si les multiples tueries qui frappent régulièrement les écoles aux États-Unis d’Amérique ne sont jamais qualifiées de terroristes. Les mots tout autant que les actes ont des conséquences.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Les langues du paradis’’, essai de Maurice Olender, éditions Seuil, 293 pages, Paris 1989.
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