Sghaïer Ouled Ahmed, poète né en 1955 à Sidi Bouzid. Figure majeure de la poésie tunisienne et arabe contemporaine. Mêlé aux combats politiques et sociaux, dans une écriture critique, pleine d’ironie, ne manquant pas d’audace. (Illustration : portrait du poète par Al-Akhbar).
Ouled Ahmed a été animateur et journaliste culturel. A dirigé la Maison de la poésie de Tunis (1993-1997). A subi la censure de certains de ses recueils, arrêté parfois, il décède le 5 avril 2016. Sa tombe est profanée.
Par mail je reçois ce poème de lui, il est traduit en son souvenir.
Tahar Bekri
A l’IMA à Paris, avec Tahar Bekti et Khemaies Khayati.
Jeudi 23 juillet 2009
Me voici
Un homme sans armée ni guerre ni martyrs
En harmonie avec Dieu les gens et l’épicier
Je n’ai pas d’ennemis
Je doute que mon poème soit entendu
Que mon histoire concerne quelqu’un
Me voici
Lorgnant la cinquantaine
Sans revue
Ni place
Ni mur
Contre lequel je me lamente, avec les Juifs,
Du chômage dans l’existence, de l’infortune
Me voici
Spectateur au Théâtre municipal
Depuis ma naissance
De l’histoire d’un escargot qui ne s’achève jamais
Son titre
Légende du dimanche le dimanche
Me voici
Tournant les pages de la Constitution
Au nom du peuple
Je lis
Puis je ris
Et excuse la bande et ce qu’elle planifie dans l’obscurité
De peur du lendemain
Me voici
Déguisé dans une bure et un turban courant dans le désert
Abou Al-Ala Abou Al-Ala*
J’ai commis un enfant
Me voici
A la tribune devant le public
Sans raison
Mon cadeau
Un applaudissement paresseux
Comme le rythme du pays
Me voici
Une ombre errante parmi les ombres
Ecrasée par les véhicules en plein jour
Dans les cafés malfamés
Où les gens de la palabre
Préfèrent sur toutes les chairs la chair du corps
Me voici
Pour survivre une semaine, combattant deux fois, tuant deux fois,
mes amis et mes ennemis me disent évite dans l’écriture ce qui
désigne le lieu et dans la forme ce qui devient sens, approche-toi de
ce monde comme un astre qui s’éloigne
Bien dis-je
Ayant compris le conseil
De vivre comme toute personne qui n’a pas enfanté
Me voici marchant avec les poètes sans surveillance
Au festival, armé d’un traducteur comme si ma poésie était mon
ombre debout
La progression n’est pas en montant l’échelle
Le festival est une sorte de restaurant
Qui fournit à l’écriture des cuillères et une bouche
Je marche et parfois je m’envole
Car j’aime atterrir avec les pigeons dans mon sang
Me voici
Venu au monde un matin de samedi les Français partaient avec des
gestes auxquels manque la victoire et moi sautant avec les papillons
dans les champs de coquelicots, un an après, la Tunisie verdoyante
devint indépendante du côté nord, elle est mère et je suis son frère
de lait dans la libération et le questionnement
Me voici
Le leader a dit
Je vous ai trouvés des grains de sable dans le sel
Le clown cria
Toi ! Toi, à vie
Me voici
Cédant sur ce que j’ai hérité par le mariage
Ma nationalité
Prends-là mon frère
Sois Tunisien deux fois
Avec deux salaires deux épouses deux positions de la même cause
Sois deux
Toi toi-même et moi toi
Me voici
La police ne lit pas mon texte amputé dans le journal
Mais lit son manuscrit à côté de son directeur
La nuit
Avant ma douleur et sa parution
J’écrirai donc par la poste
A qui je veux ce que je veux
Me voici
Et le Monde arabe, ligotés à la queue du train, nous donnant au
dernier voleur nos pièces de monnaie nos femmes les jardins du
paradis dans le Coran mais le photographe est en colère, le soleil
s’est couché, il ramène au scandale sa lumière et sa brillance, nous
peinons à régler convenablement pour des ligotés, plutôt des
enchaînés qui donnent leurs monnaies et leurs femmes quant aux
larmes pas de raison pour les faire couler les crocodiles du lac ont
failli se suffire de nos ombres pour dîner s’il n’y avait ce fracas du
pont qui s’est écroulé et nous a mis comme un tas devant leurs
mâchoires la tombe du crocodile est une vraie tombe entière et
gratuite une tombe flottante ou à l’affût ou entre deux, n’oublie pas
ton tour pour revenir à la vie soudainement, peut-être que les
crocodiles du lac auraient-il rejeté l’un de nous tout entier pour être
le narrateur passager du silence sur ce scandale dans le train, le train
est parti ligoté et enchaîné le train est parti et sa queue
recroquevillée, comme ils sont magnifiques le menuisier le forgeron
le sculpteur et le peintre dans la queue du lion
Me voici
J’ai pensé à un peuple qui dit oui et non
Comme les peuples
Il est été automne printemps ou hiver
J’ai réajusté ce que j’ai pensé car tout simplement j’ai réajusté ce que
j’ai pensé
J’ai pensé à un peuple qui dit oui à non
J’ai pensé au nombre des victimes des orphelins des veuves et des
voleurs
J’ai pensé à la fuite des lettres dans les textes
J’ai pensé à un peuple qui quitte sa terre avec femmes chiens
hommes et chameaux
J’ai pensé à cette orpheline
Dans le gouvernement
Seule
Importants les applaudissements
D’une fête pour un soprano qui chante pour la gazelle la justice et le
Christ
J’ai pensé en un silence éloquent
La vie est passée comme elle est passée
La vie s’est déroulée dans l’engouement et l’insignifiance
Je dirai au grand A’cha** un poème au bar, s’il n’y a plus de vin et que
crient dans la nuit de la ville son coq son appel à la prière et son
corbeau
O gens !
Il n’y a pas après maintenant de demain !
©Trad par Tahar Bekri
*Al-Maârri (973-1057), poète non-voyant et grand auteur pessimiste qui a dit : «Je suis ce qu’a commis mon père et n’ai commis personne». * Maymoun Al-A’cha, poète arabe bachique (570-625).
Nous reproduisons ci-dessous une précédente traduction du même poème réalisée par Abdellatif Ben Salem et publiée par Kapitalis en 2019 :
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