Un récent ouvrage collectif analysant la génétique des populations tunisiennes révèle que celles-ci se présentent comme «une mosaïque, sans effet ethnique ou géographique net». Ce qui, d’une certaine façon, tranche le débat, plus idéologique que scientifique, opposant les dimensions berbère et arabe moyen-orientale dans la constitution de la personnalité tunisienne. La génétique montre que les brassages, dont certains remontent aux temps préhistoriques, rendent aléatoire la recherche d’une origine unique. Et c’est tant mieux ainsi. (Pr Amel Benammar Elgaaïed)
On a l’habitude de dire que les Tunisiens hésitent de nombreuses civilisations qui se sont succédé en trois mille sur cette terre située en Afrique du nord au cœur de la Méditerranée, carrefour d’échanges commerciaux et de brassages humains. La diversité, l’une des caractéristiques de ce peuple d’agriculteurs, de marins, de commerçants et de guerriers,, est aussi source de richesse sur le plan de la culture et de la civilisation. On l’a toujours dit. Mais qu’en est-il sur le plan de la génétique ?
C’est pour répondre à cette question que Pr Amel Benammar Elgaaïed, spécialiste en immunogénétique, a dirigé et publié un ouvrage collectif au titre révélateur ‘‘Les Tunisiens qui sont-ils ? D’Où viennent-ils ? Les révélations, de la génétique’’.
Il s’agit d’une étude sur le peuplement ancien et récent de la Tunisie, sous éclairage génétique, qui est le fruit de travaux, effectués sur plus de 20 ans, par des membres du Laboratoire de génétique, immunologie et pathologies humaines de la Faculté des sciences de Tunis (LGIPH).
Partant de la diversité génétique des populations tunisiennes actuelles, l’équipe du LGIPH a évalué et daté les apports d’origine subsaharienne, nord-africaine, moyen-orientale et européenne.
Les résultats de plusieurs recherches synthétisés dans cet ouvrage apportent plusieurs éclairages.
Evénements migratoires et apports génétiques
D’abord, au Nord de l’Afrique, les métissages se sont effectués depuis les temps préhistoriques et ont déterminé la structure génétique des populations actuelles, les événements migratoires qui ont par la suite jalonné l’Histoire n’ayant fait qu’accentuer un socle génétique déjà diversifié.
Ensuite, les datations témoignent d’anciens flux de gènes sub-sahariens vers le Nord de l’Afrique au cours du Paléolithique. Sur ce socle sub-saharien, des formes spécifiquement nord-africaines ont vu le jour particulièrement le chromosome Y berbère.
Il y a aussi une composante ibérique datant de plus de 10 000 ans, qui est venue se greffer sur ce socle africain/nord-africain. Cependant, cet apport européen ancien semble avoir été exclusivement féminin. Le métissage ibéromaurusien est un deuxième processus à la base de l’identité génétique nord-africaine.
Quant à l’apport moyen-oriental, il se serait surtout établi au cours des temps préhistoriques selon différentes vagues de migration qui ne seraient pas réalisées de façon uniforme au Nord de l’Afrique, ni en Tunisie.
Le Berbère est une culture plutôt qu’une ethnie
Les Berbères, issus de ces multiples métissages préhistoriques inégalement répartis, sont génétiquement hétérogènes, malgré l’omniprésence du chromosome Y qui les caractérise. Ce qui amènerait à suggérer que le Berbère est une culture plutôt qu’une ethnie au sens génétique du terme.
Au cours de l’Histoire, les mouvements de populations en Méditerranée se sont prolongés grâce à la culture maritime commerciale des Phéniciens. Ainsi, on retrouve à Sousse (Hadrumète) les traces de la dispersion du chromosome Y phénicien en Méditerranée.
Plus récemment, l’expansion islamique, en particulier avec l’invasion des Hilaliens au XIe a enrichi la composante génétique moyen-orientale évaluée globalement à 25%. Les résultats génétiques obtenus sur des populations considérées d’origine arabe en Tunisie apportent des arguments de l’existence d’un métissage entre les populations berbères et les populations en provenance du Moyen-Orient, indiquant que l’orientalisation du Nord de l’Afrique et de la Tunisie est un processus ancien qui n’est ni un impact principalement culturel ni un remplacement démographique de la population berbère locale par une population arabe.
Une mosaïque, sans effet ethnique net
Le dernier important mouvement de populations de l’Andalousie vers le Nord de l’Afrique a aussi été étudié. Les résultats indiquent que les Andalous installés en Tunisie sont les descendants des Nord-Africains qui ont occupé l’Andalousie et qui l’ont quittée dix siècles plus tard. En effet, Tariq Ibn Ziyad qui a mené la conquête de la Péninsule Ibérique était d’origine berbère, et il aurait recruté la majorité de ses troupes au Nord de l’Afrique.
Ainsi, le peuplement complexe, fondé sur de multiples métissages anciens, accompagné d’une tradition d’endogamie fortement ancrée, a sculpté la base de la structure génétique des populations tunisiennes actuelles qui se présentent comme une mosaïque, sans effet ethnique ou géographique net. Les principaux points communs entre ces populations sont l’ancienneté des métissages qui a été un processus fondateur de l’identité tunisienne et Nord-africaine en général; la prédominance en Tunisie de la principale lignée paternelle berbère conjuguée à des lignées maternelles plus diversifiées dont la composante majoritaire est européenne : en moyenne 72% des lignées paternelles sont nord-africaines alors que 45% des lignées maternelles sont européennes. Cette observation signifierait que les ancêtres masculins et féminins des populations tunisiennes viennent, en grande partie, d’origines différentes.
Les études réalisées sur la génétique des populations nous permettent aujourd’hui d’envisager d’une part, des applications médico-légales et d’autre part, d’expliquer le profil épidémiologique des maladies génétiques en Tunisie, conclut Pr Benammar Elgaaïed et son équipe.
Docteur d’Etat en Immunogénétique à l’Université Pierre et Marie Curie, chercheure à l’Institut Pasteur de Paris puis professeure à la Faculté des sciences de Tunis et directrice du LGIPH, Pr Benammar Elgaaïed est actuellement directrice du département des sciences à l’Académie des sciences, des lettres et de des arts (Beit Al Hikma), présidente de la Société tunisienne d’immunologie et membre du conseil scientifique de l’Institut Pasteur de Tunis et du conseil scientifique de l’Institut de recherche pour le développement (IRD Tunisie).
Pour présenter l’ouvrage, co-édité par Cérès Edition et Beit Al Hikma, une conférence est prévue le 19 août 2022 à l’espace In’Art à Sidi Abdallah, à la vieille médina de Hammamet.
Donnez votre avis