Un nouveau rapport accablant de Fitch sur la Tunisie

Fitch persiste et signe! Elle confirme son évaluation négative de la trajectoire économique de la Tunisie. Dans un rapport de 33 pages, étayé chiffres, publié  le 9 février 2023, Fitch Solutions pointe les problèmes d’investissement et les imperfections de la concurrence dans le marché tunisien. Que dit ce rapport? Et quel impact aura-t-il sur la suite des choses? Un examen en 11 points.

Par Moktar Lamari *

Fitch sait qu’elle a mauvaise presse en Tunisie, étant traitée par les qualificatifs les plus populistes du président Kaïs Saïed. Mais la firme en a vu d’autres populistes qui ont été balayés par le marasme économique que leur gouvernance a généré ou toléré.

Fitch Solutions constitue théoriquement une unité distincte de Fitch Rating, mais les deux unités sont fédérées par leur maison mère et actionnaires.

1- Les menaces :

Les auteurs insistent sur les points suivants:

– les droits à la liberté d’expression et d’information restent incertains et pas totalement garantis, principalement en ce qui concerne la liberté d’expression des personnes via tous les moyens de communication;

– la récession dans la zone euro signifie un ralentissement de la demande d’exportations tunisiennes;

– les troubles politiques en Libye nuisent à l’industrie d’exportation tunisienne, compte tenu des relations commerciales étroites du pays et de sa proximité géographique;

– si le gouvernement tunisien ne peut pas contrôler son environnement de sécurité, les perspectives économiques diminueront en raison de la baisse de la confiance des investisseurs et la chute des recettes touristiques, et donc des devises fortes pour payer la dette;

– les niveaux historiquement élevés de la dette publique ajoutent à l’instabilité dans le pays.

2- Les forces :

– Fitch note favorablement que la Tunisie encourage les investisseurs opérant dans des secteurs industriels clés, tels que les centres d’appels, la fabrication électronique, les pièces automobiles et l’industrie textile;

– la Tunisie a une économie diversifiée et une position géographique favorable, étant bien placée pour exporter vers l’Europe;

– les agents économiques disposent d’importantes sommes d’argent liquide, ce qui permet aux clients d’effectuer des paiements importants en espèces;

– le pays a de bons antécédents en termes de force exécutoire des contrats, ce qui réduit le temps et les coûts consacrés à la résolution des différends;

– l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne devrait être de bon augure pour l’élaboration des politiques dans le pays.

3- Les faiblesses :

Les auteurs insistent sur les points suivants:

– le pays bénéficie d’une faible protection de la propriété intellectuelle en ce qui concerne les produits contrefaits, ce qui pose un risque pour les opérateurs du secteur des biens de consommation;

– bien qu’elle s’améliore légèrement par rapport à une base basse, la corruption est endémique en Tunisie, ce qui ajoute de la complexité aux négociations commerciales;

– la vulnérabilité du pays aux attaques terroristes dissuade les investisseurs étrangers;

– l’objection continue des puissants syndicats aux réformes économiques augmentera les défis à relever pour résoudre les problèmes économiques du pays.

4- Les perspectives commerciales du court terme :

Fitch Solutions s’attend à ce que les perspectives économiques de la Tunisie à court terme soient pénibles, avec une récession dans la zone euro, des prix élevés du pétrole et du gaz, des importations dont dépend la Tunisie et des pressions inflationnistes entravant la croissance économique tout au long de 2023.

Cependant, le paquet financier de 1,9 milliard de dollars que le gouvernement espère se voir accorder par le FMI, qui dépend de la mise en œuvre de réformes économiques sur une période de 48 mois, offre des options, non sans risque, si le gouvernement est en mesure de naviguer contre une opposition complexe et rigide ne voulant rien savoir de la mise en œuvre des réformes.

La guerre en cours en Ukraine continuera d’avoir un impact sur l’économie tunisienne grâce à des niveaux élevés d’inflation, à des coûts d’importation élevés de produits pétroliers et de gaz, qui augmenteront le coût de la vie des Tunisiens et freineront les dépenses intérieures, ralentissant encore l’économie du pays.

5- D’énormes obstacles pour les entreprises :

– un risque élevé : le taux moyen des droits de douane à l’importation de la Tunisie, selon la carte du commerce de l’ITC, de 10,5%, est parmi les plus élevés de la région Mena, bien au-dessus de la moyenne régionale de 8,3%, mais ceux-ci varient considérablement selon les catégories de produits;

– les droits de douane à l’importation ont été réduits à zéro pour l’industrie conformément à l’accord d’association avec l’UE (à l’exception des produits agricoles) et au commerce et dans le cadre de l’Accord de libre-échange arabe;

– il existe cependant une grande variété de droits de douane dans le pays, en particulier lorsqu’il importe de pays avec lesquels la Tunisie n’a pas d’accord commercial. Certains tarifs peuvent atteindre 300% et 400% pour certains types de véhicules à moteur, on pense ici à la Corée du Sud, la Chine, etc.;

– les matières premières, les produits semi-finis et les équipements sont désormais exonérés des droits à l’importation; des taux plus élevés sont appliqués à certains produits agricoles et articles de luxe;

– certains obstacles douaniers ou non tarifaires subsistent, en se concentrant sur des secteurs stratégiques tels que l’automobile et les produits pharmaceutiques, y compris les licences d’importation et les quotas sur certains produits;

– les retards dans le dédouanement et la paperasserie sont d’autres obstacles pour les entreprises qui importent des marchandises en Tunisie, le temps perdu se chiffrant en mois, et en dizaine de milliers de dollars;

– risque Faible : la Tunisie n’est actuellement soumise à aucun régime de sanctions;

– cependant, à la suite des révolutions de 2011 en Tunisie, le Conseil de l’Union européenne a imposé des sanctions d’appropriation illicite contre des personnes soupçonnées de corruption de la part des régimes évincés;

– celles-ci exigent que tous les actifs relatifs aux personnes figurant sur la liste, y compris les biens immobiliers et les comptes bancaires, soient gelés dans tous les pays membres de l’UE et qu’aucun fonds ou ressource économique ne sera mis à leur disposition.

Le gouvernement tunisien a maintenu son engagement en faveur de l’ouverture et de la libéralisation économiques ces dernières années en améliorant le climat d’investissement, y compris l’adoption d’une nouvelle loi sur l’investissement. Cependant, certains défis structurels subsistent.

6- Effets d’éviction et dysfonctionnements !

Les entreprises publiques dominent les secteurs économiques clés, laissant peu de place à la participation du secteur privé, tandis que certains secteurs de l’économie ne sont en fait pas ouverts aux investissements étrangers.

En outre, la présence d’un grand secteur informel signifie que les entreprises formelles sont laissées à la concurrence avec les produits contrefaits, de contrebande et piratés.

Le gouvernement encourage l’investissement étranger direct (IDE) et offre des incitations dans les régions du centre et de l’intérieur.

Cependant, les investisseurs étrangers devront faire face à de fréquents troubles sociaux et syndicaux, ainsi qu’à des déficiences infrastructurelles, car la plupart des infrastructures sont concentrées dans la capitale et les régions côtières, où les investisseurs ne peuvent pas bénéficier de ces avantages offerts par le gouvernement.

Cependant, le récent accord des gouvernements avec le FMI sur un plan de sauvetage l’obligera à introduire des réformes économiques qui renforcent encore l’ouverture économique de la Tunisie et l’attractivité de l’environnement des affaires.

Dans l’ensemble, la Tunisie a un score modéré de 48,5 sur 100, arrivant à la 10e place sur 18 marchés au niveau régional pour l’ouverture des investissements et à la 98e place sur 201 marchés mondiaux.

7- Tendances des investissements :

L’IDE reste un élément clé de l’économie tunisienne, les principaux secteurs d’investissement étant le textile, l’informatique, les services aux entreprises, l’énergie et le tourisme.

Au cours des dernières décennies, le gouvernement a activement cherché à libéraliser l’économie et à intégrer le pays dans l’économie mondiale. La Tunisie a mis en place plusieurs accords bilatéraux pour la protection réciproque des investissements avec un certain nombre d’autres pays à travers le monde.

L’adoption du nouveau code des investissements par le parlement dissous n’a pas totalement été efficace. Et l’incertitude réglementaire reste forte pour les investisseurs étrangers.

Les principales mesures du nouveau code comprennent une plus grande flexibilité pour transférer et rapatrier les fonds, y compris les bénéfices, les exonérations fiscales sur les bénéfices pour les grands projets pendant 10 ans et la création d’une haute autorité d’investissement pour faciliter les procédures administratives.

La loi introduit également un fonds d’investissement, qui aidera à financer des projets d’infrastructure, en se concentrant sur les zones marginalisées du pays.

La position géographique attrayante de la Tunisie et de nombreux accords de libre-échange – en supposant que les efforts visant à améliorer l’environnement opérationnel se poursuivent et doivent s’accélérer pour espérer conduire à un retour durable de l’intérêt des investisseurs étrangers et même locaux qui ont désert le pays.

8- Un État prédateur pour l’entreprise privée

Point de vue principal : la domination des entreprises d’État limite effectivement la possibilité d’investissements privés dans un certain nombre de secteurs importants de l’économie malgré les efforts du gouvernement pour améliorer l’ouverture économique depuis 2011.

Pendant ce temps, la Tunisie pratique des taux d’impôt sur le revenu relativement défavorables par rapport à ses pairs dans toute la région Mena, bien qu’une bureaucratie limitée signifie que la production de déclarations de revenus pour les entreprises soit simple, ce qui permet d’économiser du temps et des coûts de conformité.

Le gouvernement tunisien dépend également fortement de l’aide financière des organisations internationales, en particulier du FMI, qui dépend de la mise en œuvre de réformes structurelles, y compris des mesures d’austérité et des exigences visant à réduire la masse salariale publique.

Ces réformes sont impopulaires, en particulier parmi les mouvements syndicaux influents du pays, ce qui signifie que les efforts du gouvernement pour mettre en œuvre des réformes structurelles font face à d’importants risques à la baisse.

Compte tenu de ces considérations, la Tunisie obtient 50,9 sur 100 pour l’intervention gouvernementale, se classant 13e sur 18 marchés de la région Mena et 105e sur 201 dans le monde.

9- Des plans annoncés et des risques de contestation :

En janvier 2023, le gouvernement tunisien a présenté un plan de développement triennal 2023-2025 qui repose fortement sur la stimulation des investissements du secteur privé dans l’industrie et l’augmentation des niveaux de production de phosphate de 3,7 millions de tonnes en 2022 à 12 millions de tonnes en 2025.

Le plan vise à réduire le chômage de 1% à 14% d’ici 2025, en plus de gagner 12,3 milliards de dollars d’investissements publics, les deux tiers via le budget de l’État et le reste par l’intermédiaire d’entreprises publiques. Le chômage est endémique et constitue une bombe à retardement qui peut exploser à n’importe quel moment.

Le plan vise à faire passer l’industrie de 15% à 18% du PIB d’ici 2025, les exportations augmentant d’un tiers pour atteindre 18 milliards de dollars par an.

Selon le budget de 2023, publié par le ministère des Finances en décembre 2022, le gouvernement a l’intention de réduire les dépenses de subventions de 26,4% à 8,8 milliards de dinars en 2023, ainsi que d’augmenter les recettes fiscales de 12,5% à 14 milliards de dinars, avec un taux pour certains emplois passant de 13% à 19%.

Le puissant syndicat de l’UGTT a déclaré qu’il rejetterait la loi de finances si elle était adoptée, encourageant ses membres à protester.

10- Un taux d’abstention lourd de conséquences :  

La Tunisie a tenu le premier tour des élections législatives le 17 décembre 2022, et le deuxième le 29 janvier 2023.

La participation électorale totale n’était que de 11,22%, étant donné que l’élection a été boycottée par la majorité des partis en raison de ce qu’ils perçoivent comme les efforts du président Saïed pour augmenter le pouvoir de l’exécutif.

En novembre 2022, la Tunisie a signé un prêt de 74 millions de dollars avec le Fonds monétaire arabe, un prêteur régional, pour soutenir les réformes des finances publiques alors que le pays souffre de sa pire crise financière. Il sera remboursé sur une période de cinq ans et un délai de grâce de 30 mois.

En octobre 2022, la Tunisie a conclu un accord préliminaire avec le FMI pour un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars qui devait être finalisé en décembre 2022.

L’environnement apparemment instable de l’élaboration des politiques continuera de peser sur le sentiment des investisseurs en Tunisie, alors que le gouvernement est confronté à une tâche difficile d’équilibrer les intérêts conflictuels entre les diverses parties prenantes, telles que les entreprises, les syndicats, les créanciers internationaux tels que le FMI et la société en général.

Cela crée de la place pour des divisions politiques qui peuvent saper l’élaboration des politiques à mesure que les priorités économiques deviennent secondaires par rapport aux questions de stabilité politique et sociale.

Par exemple, face à la pression sociale croissante sur le soutien des mesures d’austérité adoptées pour respecter les conditions du plan de sauvetage du FMI, le gouvernement tunisien a adopté une orientation budgétaire relativement lâche, ce qui a fait que les considérations sociales ont occupé le devant de la scène avant les élections législatives.

Cela se fait au détriment d’une compétitivité macroéconomique plus faible, telle qu’une faible perception des recettes budgétaires et une capacité réduite à financer la dette publique.

11- Une taxation génératrice de charges mortes :

La Tunisie pratique des taux d’imposition du revenu des particuliers défavorables par rapport à ses pairs de la région Mena.

Cependant, la loi de finances de 2021 a réduit l’impôt sur le revenu des sociétés de 25% à 15%, ce qui a donné un coup de pouce majeur aux entreprises et a placé le pays dans une position concurrentielle pour concurrencer ses pairs, en particulier ceux du Conseil de coopération du Golfe (CCG), où une vaste richesse pétrolière stimule les recettes non fiscales.

La compétitivité du pays est en outre minée par une dépendance excessive à l’égard du soutien financier extérieur. Le soutien des institutions financières internationales, en particulier avec le FMI, avec lequel la Tunisie est parvenue à un accord pour un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars en octobre 2022, dépend de la mise en œuvre de réformes structurelles, y compris des mesures d’austérité, entraînant des pressions pour réduire le déficit budgétaire.

Les divisions politiques ont pesé sur les efforts d’assainissement budgétaire, en particulier les négociations du gouvernement avec le FMI.

Néanmoins, la Tunisie dispose de l’un des systèmes de bureaucratie fiscale les plus efficaces de la région en raison de la rationalisation des processus de production et de perception. Au total, la Tunisie obtient 48,6 sur 100 pour la fiscalité, se classant en 16e position sur 18 marchés Mena et 112e sur 201 marchés mondiaux.

Les sociétés résidentielles et les établissements stables de sociétés non résidentes sont soumis à l’impôt sur les bénéfices provenant d’établissements situés en Tunisie et sur les bénéfices qui sont réputés être tirés en Tunisie en vertu des conventions de double imposition.

Les revenus d’origine tunisienne qui ne sont pas réalisés dans le cadre d’un établissement tunisien, tels que les intérêts et les redevances, ne sont soumis qu’aux retenues à la source finales.

Le gouvernement tunisien compte fortement sur le soutien des institutions financières internationales, mais ces institutions conditionnent leur aide à des réformes fiscales globales, qui impliquent une augmentation des recettes fiscales provenant de la perception des impôts et l’élargissement de l’assiette imposable.

Par conséquent, il est peu possible que les taux d’imposition du pays soient abaissés à court et à moyen termes, ce qui réduirait la compétitivité des entreprises par rapport à leurs pairs situés dans des environnements à faible taux d’imposition, comme dans l’ensemble de la région Mena.

L’un des aspects positifs du régime fiscal tunisien est que les entreprises non résidentes sont traitées de la même manière et dans les mêmes conditions que les entreprises résidant en Tunisie, ce qui égalise les règles du jeu entre les investisseurs.

Bien que le taux standard d’impôt sur le revenu des sociétés soit de 15%, des taux spécifiques s’appliquent à des secteurs ou à des activités spécifiques.

Par exemple, les sociétés de services pétroliers, les banques, les institutions financières (les compagnies d’assurance) et les sociétés de télécommunications sont soumises à l’impôt sur le revenu des sociétés à un taux de 35%.

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur: Economics for Tunisia, E4T.

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