Depuis quelques jours, une vague violente marquée du sceau de haine, de l’intimidation et de la calomnie s’abat sur l’université tunisienne, en particulier, et sur l’opinion publique en général, au nom d’une prétendue lutte contre la normalisation avec Israël. (Illustration : Habib Kazdaghli).
Par Abdelhamid Larguèche *
Les détracteurs ont pris pour prétexte la prochaine tenue à Paris d’un colloque international sur l’histoire des juifs de Tunisie, initié par une Association savante française qui tient régulièrement des rencontres sur divers thèmes relatifs à l’histoire des juifs de Tunisie, colloque, auquel participerait, à titre personnel des historiens qui viendront de France, de Tunisie, d’Israël, des États-Unis et d’Italie.
La cible de cette attaque est un groupe de chercheurs réunis autour de l’ancien doyen le professeur Habib Kazdaghli, historien de longue date et connu pour ses travaux académiques sur les L’histoire et la mémoire plurielles de Tunisie dont la minorité juive à laquelle il a consacré plus d’une étude et des cycles de formation ainsi que des participations à des rencontres historiques internationales sur ce thème.
Ce genre d’attaques est malheureusement devenu récurrent dans l’espace publique et universitaire tunisien. Menées par des groupuscules d’obédience nationaliste arabe parmi les étudiants et les activistes fanatisés parmi ces tendances, ces campagnes ont bénéficié ces derniers temps du climat politique antidémocratique qui se nourrit du discours populiste prôné par des élites nouvelles qui émergent dans les médias et profitent des usages des médias sociaux à large accès.
Mais le tournant récent dans ces campagnes, c’est qu’elles touchent désormais, les institutions universitaires comme les conseils scientifiques des facultés et des universités, syndicats et autres instances. C’est que le mal touche de plein fouet les fondements même de la vie académique au point que certains se permettent d’exiger des autorités de prendre des mesures coercitives à l’encontre d’universitaires au nom d’un « malentendu » bien entretenu qui confond le travail académique libre et sans tabou et la prétendue « normalisation » avec Israël.
Défendre le chercheur libre, c’est défendre la société.
Cela fait au moins 25 ans que la Faculté des Lettres de Manouba (février 1998) a accueilli le premier colloque international consacré à l’histoire de sa communauté juive et les travaux de ce colloque sont publiés par les soins du Centre de publications universitaires (CPU, 1999). Le défunt professeur Paul Sebag, fondateur du département de sociologie à l’université tunisienne, a offert une partie de sa bibliothèque avant son décès à la Faculté de Manouba. Lors de la cérémonie tenue à l’occasion le 10 mars 2006, des groupes d’étudiants manipulés par les groupes nationalistes arabes et d’extrême gauche ont tenté de perturber l’ambiance festive au nom de la lutte antisioniste. En mars 2007 et à l’occasion de la publication des actes du colloque « Communautés méditerranéennes de Tunisie » tenu en hommage à feu le doyen Hamadi chérif, des perturbations analogues commises par les mêmes activistes ont eu lieu à la faculté. Pourtant beaucoup parmi les meneurs d’hostilités savent bien qui est Paul Sebag, militant de première heure de la cause communiste, partisan de l’indépendance tunisienne et militant antisioniste de longue date.
Cela pose la question de la crédibilité et de la bonne foi des meneurs de ces campagnes et de leurs véritables desseins politiques.
En ciblant un groupe d’universitaires et de jeunes chercheurs, en focalisant sur la personnalité de Habib Kazdaghli initiateur de ces recherches qui a dirigé plus d’une thèse et de mémoires de master, séminaires et enquêtes de terrain, ils ont créé un adversaire fictif contre lequel il jette leur anathème sans se donner la peine de mener un véritable travail d’action et de soutien en faveur de la question palestinienne et de sa jeunesse en proie quotidien aux violences des soldats de l’occupation. Les palestiniens qui osent séjourner dans notre pays sont souvent livrés à eux-mêmes sans outien ni perspectives d’emploi.
Ces agitateurs enragés qui crient à la victoire chaque fois qu’ils réussissent à empêcher une manifestation culturelle ou académique de se tenir au nom de la lutte antisioniste, oublient avec préméditation que le professeur Habib Kazdaghli, ami des historiens universitaires palestiniens, notamment ceux de l’Université Bir Zeit avec qui notre laboratoire a signé une convention de coopération de longue date, mène depuis des décennies une lutte calme et soutenue en faveur de la création d’un État palestinien indépendant.
Au lieu et à la place des fanfaronnades de surenchères anti productives, le militant pro palestinien Habib Kazdaghli a choisi d’autres terrains plus délicats mais porteurs de valeurs émancipatrices selon les témoignages des dirigeants historiques de l’OLP. Ce n‘est pas un hasard si l’Université de Nanterre lui a octroyé le doctorat honoris-causa en décembre 2014 à l’occasion de son cinquantenaire, aux côtés d’Angela Davis et Cohen Bendit, ce qui lui a valu en France le titre tant envié de doyen honoraire, titre que lui contestent certains parmi les meneurs d’hostilités.
Les symboles de la libre pensée académique malmenés
La dérive populiste de l’actuelle campagne contre le professeur Kazdaghli a atteint un seuil de non-retour avec une déclaration honteuse non signée émanant de la présidence de l’Université de Manouba et qui a vite été relayée par une sentence digne des tribunaux d’inquisition émanant du conseil scientifique réuni à la va-vite et sans aucun contact avec « l’incriminé » et signé par le doyen, Moncef Taieb. Le verdict appelle à retirer du Doyen-courage (prix obtenu par notre doyen en avril 2014 par l’Association Scholars At risK) le titre non moins honorifique de Professeur émérite, titre dont l’octroi dépend exclusivement de critères scientifiques établis par des évaluateurs et selon une grille de valeurs établie par les instances académiques.
Cet appel qui accuse ouvertement Habib Kazdaghli de velléités « normalisatrices » cache un terrible mensonge : ceux qui s’acharnent aujourd’hui contre le démocrate Habib Kazdaghli, ont fui la faculté durant les sombres jours de la fin de 2011 et 2012 pour laisser le doyen affronter seul avec une poignée de collègues et notamment les collègues femmes les hordes salafistes qui ont occupé la faculté sous les ordres du tristement célèbre, le terroriste abou iyadh avec accompagnement du parti Ennahdha.
Pourquoi donc tant de haine et d’acharnement sur une partie de l’avant-garde intellectuelle et progressiste de l’Université.
Si l’université tunisienne est rongée ces dernières années par une perte de substance et de valeurs nouvelles dans le domaine des sciences sociales, c’est qu’elle subit les contrecoups de la régression cruelle en matière de gouvernance scientifique. Aucune stratégie véritable de remise à niveau des Humanités à l’Université Tunisienne, les espaces de production et de débats intellectuels et académiques se rétrécissent comme une peau de chagrin. L’offre en formation des jeunes chercheurs est pauvre et met en cause l’enseignant-chercheur et son véritable statut qui ne correspond plus à ses aspirations.
Il n’y a pas que le champ du politique qui se dessèche dans le pays, et d’ailleurs les poussées médiatiques des tendances populo-nationalistes en sont à la fois le symptôme et la cause. L’universitaire tunisien a de moins en moins de moyens pour penser sa société et l’aider à se penser par elle-même.
Dans ce contexte défavorable à l’éclosion d’une pensée libre, critique et non conformiste, il n’est pas étonnant de voir éclore la pensée unilatérale, dogmatique de rejet de la différence et du pluriel. L’université tunisienne est aux abois, arrêtons la dérive et combattons les vieux dogmes.
Revenir aux valeurs humanistes et aux libertés académiques
L’université tunisienne a besoin de changer de gouvernance, de stratégies et de politiques de la formation et de la recherche. Les procès inquisitoires que certaines instances académiques risquent de cautionner ne sont pas de nature à favoriser un climat de débat sain et serein dont a besoin l’université. Notre histoire intellectuelle et culturelle est riche en enseignements à cet égard : le procès fomenté par les conservateurs de la Zeitouna contre Tahar Haddad suite à la publication de son ouvrage toujours d’actualité « Notre femme dans la Chariâa et dans la société » en 1930 en dit long. Le retrait honteux de son diplôme de notaire par le conseil de la Zitouna (La Nadhara) la même année ne fut effacé qu’en 2015 lorsque le ministre du juste lui a rendu son titre à titre posthume.
L’itinéraire et le combat intellectuel, moral et scientifique du professeur Habib Kazdaghli est au-dessus de tout soupçon. Ses nombreux compagnons et disciples en témoignent. Son rayonnement à l’international lui vaut d’être respecté là où il va dans les foyers intellectuels et académiques où ses conférences connues aussi bien sur l’histoire de la Tunisie riche et plurielle, que sur la défense du droit des palestiniens à un État national indépendant et souverain sur la terre de Palestine avec comme capitale Jérusalem, dans le cadre de la solution de deux États , prônée et défendue, par les Palestiniens eux-mêmes, lui valent l’estime de ses amis, comme de ses adversaires politiques.
* Professeur émérite à l’Université de Manouba, premier directeur du Laboratoire du patrimoine.
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