La société tunisienne s’appauvrit lentement mais sûrement

Moins de viande dans le couscous, moins d’argent dans la poche et plus de difficultés à joindre les deux bouts. Les statistiques ne trompent pas! Elles confirment la paupérisation de la société tunisienne, qui opère de façon insidieuse, lente, mais certaine! Une paupérisation inconsciente et tolérée par les décideurs politiques. Fataliste et résignée, la société tunisienne compose avec! Le citoyen privilégie la débrouille, et l’État l’endettement, se refusant à toutes les réformes et à l’innovation… (Illustration : le pouvoir d’achat des Tunisiens ne cesse de baisser depuis 2011).

Par Moktar Lamari *

Politiciens et médias ne font pas le nécessaire pour contrer cette perte du pouvoir d’achat, et contenir ses impacts néfastes sur l’accès aux services et sur les problématiques sociales liées à la pauvreté.

Le président Kaïs Saïed n’aime pas les chiffres et préfère ne pas parler des choses qui fâchent. Comme toujours, diatribes et rhétorique sur tous les sujets sauf ceux qui procurent du pouvoir d’achat, de l’emploi et du bien-être collectif.

Les chiffres sont têtus

Deux chiffres officiels pour la démonstration. En 2010, le revenu moyen per capita en Tunisie, avoisinait les 4 500 dollars US (dollar courant, non corrigé par la parité du pouvoir d’achat). Aujourd’hui, le même revenu moyen per capita n’est que de 3 800 dollars US. Une descente en pente douce pour les Tunisiens, mais elle est de quasiment de 18% comparativement à la même donnée en 2010.

Le Maroc a fait le chemin en sens inverse, en 2010, le revenu moyen per capita a été de 3 800 dollars US, et il est passé à presque 4 000 dollars US en 2021.

Appliqué à la Tunisie post-2011, le taux de croissance marocain aurait permis à la Tunisie un PIB moyen per capita de l’ordre 5 000 dollars US en 2023, et pas 3 900 dollars US. Une différence de presque 1 200 dollars US, par personne et par an.

Les deux pays ont quasiment le même coût de la vie; ils sont à parité dans leur pouvoir d’achat. On ne compare pas la Tunisie avec la Suisse, où le revenu per capita par an dépasse les 90 000 dollars US.

Responsabilité des élites politiques

La paupérisation de la Tunisie du post 2011 implique plein de responsabilités. Tous les partis, toutes les coalitions et tous les leaders ont mis le paquet sur les changements institutionnels sur récrire la constitution, le tout pour ne rien changer, pour ne pas libérer l’initiative économique ni relancer les moteurs de la croissance et les propulseurs de la prospérité.

Aucun souci et aucun effort pour procurer plus de pouvoir d’achat, générer des revenus réels à mettre dans la poche des Tunisiens, et notamment ceux qui sont diplômés et vivant le chômage de longue durée.

Tous et sans exception, une dizaine de gouvernements, plus de 540 ministres, un millier de députés, 200 partis, cinq présidents, leur accent principal était centré sur l’accès au pouvoir le plus longtemps possible. Tous les moyens sont bons!

Tous craignaient les impacts négatifs des réformes économiques. Ils ne voulaient pas déplaire aux lobbyistes et à l’establishment, bien installés dans les articulations des secteurs économiques les plus rentables et les moins concurrentiels.

Le reste est secondaire, la paupérisation de la Tunisie et des Tunisiens c’est des chiffres, rien d’autre.

Et pour se maintenir aux commandes, ils se dopent par la dette toxique qui ne crée pas de la richesse, mais qui permet de se maintenir au pouvoir.

Complices, les médias dominants jouent le jeu et ne font pas suffisamment pour documenter cette paupérisation lancinante et démystifier ses tenants et aboutissants.

L’opinion publique est plutôt inconsciente et se laisse emporter par la vague de la paupérisation insidieuse. Les questions économiques ne figurent pas toujours comme priorités de l’agenda politique et social.

Les acteurs les plus militants s’inscrivent plus dans une démarche revendicatrice, sans nécessairement s’investir plus, pour travailler plus et gagner plus.

Et pour paraphraser J.-F. Kennedy, un président américain des années soixante : ne demandons pas seulement ce que notre pays peut faire pour nous (en redistribuant les richesses), mais aussi ce que nous pouvons faire pour lui (en y contribuant).

Résignation et bonne conscience

Ne nous y trompons pas : beaucoup des élites au pouvoir n’ont pas les compétences pour concevoir, implanter et évaluer les impacts des politiques économiques et des réformes requises.

Dans le regard des autres pays, surtout des Occidentaux, il est révolu le temps où la Tunisie était innovante, ouverte, exportatrice, attractive pour les touristes et l’investissement.

Le dinar n’est plus que l’ombre de lui-même, amputé de 60% de sa valeur depuis 2011. Les pénuries se multiplient, les services publics sont au plus bas et un Tunisien sur deux envisage l’émigration comme solution pour sortir de la pauvreté.

Les processus de paupérisation opèrent de façon implicite, et en toute bonne conscience. Et cette paupérisation génère son lot de problématiques sociales et environnementales.

Les rues, les villes et les plages sont de plus en plus sales. Les infrastructures se dégradent au vu et au su de tout le monde, les coffres du Trésor public sont déficitaires et n’ont plus de budget pour réparer les écoles, moderniser les universités et équiper les hôpitaux.

Les inégalités se creusent, les riches deviennent plus riches, et les 10% des plus riches vivent avec des revenus qui dépassent l’entendement. Le reste s’appauvrit et les plus diplômés quittent le pays.

La classe moyenne s’atrophie, ayant perdu son statut avec la dévalorisation du dinar, et les plus nantis ne peuvent plus se permettre un seul voyage international pour eux et leur famille.

Les universitaires, les fonctionnaires, les élites n’ont plus les moyens de leurs ambitions. Sans des compléments de revenu, de deuxième ou même troisième emploi, ils ne peuvent plus se doter de logement familial décent! Les matériaux de construction, les terrains à bâtir, les prêts bancaires sont devenus hors de prix.

Déperdition des valeurs

Plus grave encore, une telle paupérisation (lente et insidieuse) est néfaste pour les valeurs et les normes de vie du Tunisien moyen.

La valeur du travail s’effiloche de jour en jour; les fonctionnaires passent plus de temps dans les cafés qu’à dans leur bureau; les cafés sont pleins à longueur de journée. La productivité du travail a dégringolé dangereusement; les gains de productivité sont négatifs sur le long de la décennie passée.

Avec une telle paupérisation, les familles et la culture éducative ne peuvent plus reproduire et transmettre leurs normes de la probité, de confiance et de rectitude. La drogue fait des ravages parmi les jeunes. La violence, la déviance et la prostitution font partie du paysage social comme jamais auparavant.

Même au sein de la cellule familiale, la violence extrême se répand et s’ajoute aux autres disputes et extorsions touchant tous les actifs, les héritages et bijoux de famille.

Une paupérisation qui en dit long sur la déchéance d’un pays qui a mis tous ses œufs dans le même panier, celui de la politique politicienne, celui du renoncement au sens du travail, de la productivité et l’innovation. La politique politicienne règne en maître absolu, verbeux, paresseux, alternant le populisme à l’autoritarisme.

Avec un tel tropisme pour la politique politicienne et pour la rhétorique démagogique au sein de la classe dirigeante, on comprend pourquoi la Tunisie a manqué sa transition démocratique, et a abîmé les fondamentaux de ses systèmes productifs.

Sans choc psychologique, sans éveil des valeurs et réhabilitation du sens du travail, ce que vivront les jeunes générations tunisiennes sera encore plus dur et plus misérable que celui vécu actuellement par leurs parents et aînés. L’endettement corsera les traits et minera les tensions et les rapports sociaux… et de plus en plus dangereusement.

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T.

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