L’étude des quinze premières années après l’indépendance du Maroc constituera toujours un chapitre passionnant des sciences politiques en révélant les mécanismes par lesquels la royauté s’est imposée face à une élite souvent divisée, attentiste et parfois réticente, animée par l’ambition, l’intérêt personnel, et la corruption.
Par Dr Mounir Hanablia *
Au Maghreb nous avons l’habitude d’être scrutés par des Français. Et en général les regards qu’ils portent sur nous ne sont pas neutres. On y perçoit toujours ce mélange d’attirance pour ceux qui sont imprégnés de culture française, et de répulsion pour leur incapacité à traduire dans la réalité de leurs propres pays le modèle politique français laïque et républicain qui leur a été inculqué en vain.
En ce sens, il est plutôt rare à l’époque de la mondialisation et de la diffusion planétaire de la langue anglaise de susciter dans la presse anglo-saxonne un intérêt pour les pays francophones anciennement colonisés par la France, hormis quelques évènements exceptionnels tels le printemps arabe. Mais on peut penser qu’un tel intérêt aura été encore plus exceptionnel dans la décennie qui a suivi les indépendances nationales et les naissances des États post coloniaux.
Royauté, coups d’Etat et soulèvements
Ce livre, quoique écrit par un auteur américain maîtrisant aussi le français, fait partie de cette catégorie d’ouvrages qui apportent une manière de voir plus détachée et plus neutre, moins passionnée par les tourments de la colonisation et de l’indépendance, et il embrasse en outre une période particulièrement importante, celle qui depuis l’indépendance en 1956 a conduit aux tentatives de coups d’Etat militaires contre le Roi Hassan II en 1971 et 1972, en passant par les soulèvements de 1958 et 1965. La question qui se posait à l’époque était bien évidemment celle de l’avenir de la monarchie marocaine.
Aujourd’hui, la monarchie a survécu au Printemps Arabe et aux lubies démocratiques américaines, le Maroc jouit d’une stabilité remarquable, d’un essor économique impressionnant, et de la confiance de la communauté internationale.
Une bonne partie des réalités évoquées dans ce livre sont donc évidemment caduques; la grande époque des leaders de la décolonisation, du tiers-mondisme révolutionnaire et du communisme a pris fin depuis longtemps, celle du nationalisme arabe aussi. Les craintes concernant les classes para éduquées submergeant le régime avec l’aide des syndicats ne se sont pas réalisées, et ces derniers comme partout ailleurs ne pèsent plus lourd.
Seuls subsistent le Roi, émir des croyants, garant et symbole de l’Etat, mais aussi les élites qui ont tiré profit du régime, la grande bourgeoisie citadine, essentiellement Fassi (issue de la ville de Fes), les grands propriétaires des campagnes et les chefs des tribus, qui se sont enrichis et se sont insérés dans le système économique international tout en assurant l’armature de l’administration et de l’armée, en maintenant leur solidarité clanique par des liens matrimoniaux continuellement renforcés.
Quant à la question berbère, elle a été résolue grâce aux droits culturels très larges qui ont été concédés à la communauté dans le domaine de l’éducation et les nominations dans la police et l’armée qui ont absorbé les anciens combattants et les résistants.
Néanmoins l’étude des quinze premières années après l’indépendance du Maroc constituera toujours un chapitre passionnant des sciences politiques en révélant les mécanismes par lesquels la royauté s’est imposée face à une élite souvent attentiste et parfois réticente, en jouant des rivalités des uns contre les autres et en demeurant l’arbitre suprême de la distribution de la manne de l’Etat et des privilèges. Elle a ainsi suscité l’adhésion par l’ambition, l’intérêt personnel, et la corruption a souvent été un levier puissant lui permettant autant de récompenser que de punir.
Pérennité du régime, unité du pays
Contre toute attente le système a fonctionné et perduré; le Roi Mohammed VI tout comme le faisait son père Hassan II vient de faire juger un ministre en lançant une vaste campagne contre la corruption, en fournissant ainsi la preuve évidente.
Le plus surprenant dans les thèses du livre, c’est évidemment le déni de tout mobile patriotique dans le combat contre le colonialisme. Il faut reconnaître qu’en Amérique c’est l’instauration d’une taxe qui a été le facteur déclenchant de la guerre de libération. Mais on n’en serait pas à un paradoxe près : si la puissance coloniale et le parti indépendantiste Istiqlal sont tombés d’accord, c’est bien sur la légitimité du Roi Mohammed V. Il reste que la monarchie a combattu avec succès les prétentions de tous ceux qui, tout en reconnaissant son autorité, ont tenté de limiter son pouvoir dans les limites d’un cadre constitutionnel parlementaire.
Ce combat n’aurait pas pu être gagné sans les liens familiaux tissés au fil des siècles transcendant les divisions politiques et qui définissent l’individu par rapport au milieu social dont il est issu. Il s’est avéré qu’ils étaient plus puissants que toutes les oppositions au point non seulement d’assurer la pérennité du régime, mais aussi l’unité du pays.
Un autre intérêt de l’ouvrage est aussi de susciter des comparaisons. Avant et après le printemps arabe, la nouvelle élite tunisienne, dans une république qui se veut moderniste, en obéissant aux mêmes mobiles, s’est comportée dans ses relations avec l’Etat d’une manière identique à celle du Royaume Califal du Maroc, en usant des mêmes moyens, pour s’en assurer les prébendes; avec toutefois à l’arrivée des conséquences très différentes.
* Médecin de pratique libre.
‘‘The Commander of the Faithful’’ de John Waterbury, édité par Weidenfeld & Nicolson, 1970.
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