On ne peut évidemment pas être d’accord avec toutes les idées de Pasolini. On ne peut non plus les rejeter en bloc, pour ce qu’il est de nature. Néanmoins, il semble avoir trouvé une cohérence dans les évènements vécus par l’Italie à son époque. Beaucoup de ses conclusions demeurent pertinentes mêmes dans des contextes différents, tels ceux vécus plus tard par la Tunisie avant 2011.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il y a peu, la visite de la chef du gouvernement italien Giorgia Meloni avait suscité quelques commentaires sur l’opportunité de traiter avec une représentante du fascisme. Lequel? La lecture de l’ouvrage (un ensemble d’articles publiés dans la presse au début des années 70) du cinéaste, poète, écrivain, dramaturge, critique politique, et militant homosexuel italien Pier Paolo Pasolini, démontre que la réponse n’est pas aussi simple. Selon lui, il y a un fascisme caduque, celui de Mussolini, un autre plus récent, celui de la démocratie (purement formaliste) chrétienne de l’après-guerre, enfin le dernier, transnational, celui du marché mondial de la consommation, qui nivelle les valeurs et les cultures en les uniformisant, et en imposant des normes vestimentaires et comportementales supprimant du moins en apparence les différences de classes ou d’opinions.
Le fascisme de la consommation
Pasolini a qualifié de génocide la disparition des catégories différentes de la population, avec leurs codes et leurs habitudes, en particulier les paysans et le sous-prolétariat urbain, sous l’effet des nouvelles normes du marché imposées à l’insu de tous par la télévision.
Evidemment, à l’époque, le marché global et la mondialisation n’existaient pas encore. Et l’auteur a donc fait preuve d’un sens prophétique véritable en ayant l’intuition trois années avant son échéance de l’affaire Aldo Moro (l’article des lucioles), et en annonçant bien avant l’Internet que le développement de l’information, des télécommunications et des transports bouleverserait la nature du pouvoir et de l’autorité au point d’en priver les hommes politiques démocrates chrétiens qui croyaient gouverner l’Italie, et qui en réalité ne le faisaient que nominalement, au profit du marché de la consommation. Selon lui, dans ce nouveau fascisme de la consommation, faussement tolérant puisqu’il impose clandestinement les goûts et les besoins en les uniformisant, les anciennes valeurs (la religion, le travail, la famille, la patrie, la vertu, l’épargne) n’ont plus aucune utilité.
Pasolini qualifie sans doute à juste titre l’Église catholique d’ignorante, et accuse la bourgeoisie, c’est-à-dire le parti Démocrate chrétien qui en est l’allié, d’être de surcroît indifférentiste (irrationnelle, pragmatique, et formaliste). Néanmoins il établit une différence nette entre l’Eglise, institution impérialiste mue par les ambitions politiques terrestres où l’invocation de Dieu n’est que circonstancielle, et l’enseignement profondément humain et tolérant du Christ sans distinction de classe, de race et de culture.
Les limites du pouvoir de l’Eglise
C’est l’invocation de la tolérance qui amène l’écrivain et le cinéaste iconoclaste à évoquer l’homosexualité dont il se reconnaît être un adepte. Selon lui son rejet est un choix du marché consumériste intolérant, dont le couple hétérosexuel constitue la norme. Cela paraît assez discutable. Même dans l’Italie devenue laïque du fait de l’irréligion de l’Eglise et de la Démocratie chrétienne, certaines normes bibliques imprègnent à ce point les relations sociales qu’elles ne peuvent disparaître ainsi. C’est en tous cas ce que l’on serait enclin à croire.
Néanmoins, la publicité d’un pantalon jean appelé Jésus, usant comme publicité l’injonction évangélique «Qui m’aime me suive», en dépit des protestations de l’Eglise, prouve que les imprécations de celle-ci ne sont prises en considération que dans les limites qu’on veut bien lui concéder, celles qui ne dérangent pas l’argent et le business.
L’intolérance de la majorité contre ce que Pasolini nomme «une minorité» n’est selon lui le fait que de ceux qu’il nomme «les nazis», les foules manipulées par la télévision qui ont abandonné le monde archaïque de la campagne, sans devenir pour autant des bourgeois, même petits, des villes.
Naturellement l’écrivain use d’une rhétorique marxiste, mais pour autant qu’il le soit, il reconnaît que Staline, un campagnard qui a gagné la ville, a persécuté en URSS les «différents» sans pour autant être un nazi substantif, tout autant que l’a fait Hitler, qui lui l’est; Staline ne tolérait pas la désobéissance organisée à la ligne du Parti, et Hitler voulait des enfants aryens, autrement dit pour les blondes allemandes des blonds maris, et non des concurrents.
Un nouveau «fascisme» est né
Pasolini a été massacré en 1975 dans des conditions qui demeurent obscures. Néanmoins, près de 50 ans après, ses thèses ont été institutionnalisées dans pratiquement l’ensemble du monde occidental, ainsi qu’en Inde. Les «minorités» ont acquis ces droits qu’il évoquait, et la question du genre est devenue politique. L’intolérance a même changé de camp; désormais les parents qui veulent éduquer leurs enfants dans le respect des valeurs traditionnelles, celles inévitablement hostiles à l’homosexualité, encourent des poursuites judiciaires et le risque de se voir arracher la garde de leurs enfants par les services sociaux de l’Etat. Un nouveau «fascisme» est donc né, le «fascisme» homosexuel et du genre, dont les enfants sont cette fois les otages.
Evidemment la question demeure de savoir pourquoi le Marché Global préfèrerait désormais le couple homo à celui hétérosexuel. On ne peut pour l’expliquer, qu’en revenir au mariage et à la procréation, selon la méthodologie comparative que l’auteur italien avait fixée, mais cette fois à rebours, contre lui. Il avait qualifié l’avortement de massacre, ce qu’on ne peut objectivement lui reprocher, même s’il l’a fait pour ce qu’il estimait être la bonne cause, la sienne. Or si les Etats européens dont la préoccupation principale est toujours de combler des déficits financiers encouragent l’homosexualité, c’est d’une part pour économiser les coûts de la maternité, de la contraception et de l’avortement, d’autre part ceux des écoles et des universités nécessaires pour les former, ainsi que les hôpitaux pour les soigner. Il est en effet plus avantageux de piller le vivier des diplômés au chômage des pays sous-développés en les privant de leurs élites.
Enfin, rares sont les musulmans qui acceptent facilement une législation sexuelle aussi contraignante et le risque de se voir privés de leurs enfants à la moindre opposition. Que les lois sur le genre désormais en vigueur en Occident promeuvent ainsi une minorité sexuelle au détriment d’une autre, religieuse, prouve à tout le moins qu’il ne s’agit pas que de la défense du droit des minorités, mais plutôt de les mettre en opposition, et surtout d’instaurer des entraves à l’extension de l’une, la minorité musulmane, jugée à tort ou à raison menaçante. Autrement on ne comprendrait pas pourquoi l’homophobie devrait être combattue, et l’islamophobie (presque) tolérée.
La dictature à l’épreuve de l’Internet
On ne peut évidemment pas être d’accord avec toutes les idées de Pasolini. On ne peut non plus les rejeter en bloc, pour ce qu’il est de nature. Néanmoins, il semble avoir trouvé une cohérence dans les évènements vécus par l’Italie à son époque, celle des Brigades Rouges, de la stratégie de la tension, des massacres de Milan et Bologne, du coup d’état noir du prince Borghese, du Gladio et de la Mafia. Beaucoup de ses conclusions demeurent pertinentes mêmes dans des contextes différents, tels ceux vécus plus tard par la Tunisie avant 2011 avec la perte par Ben Ali de son pouvoir réel avant même sa destitution au profit des milieux d’affaires dont les chefs de file étaient sa propre belle-famille, puis après avec l’arrivée d’Ennahdha à la tête du pays, l’islam formel mondialisé des «Afghans» chaussés des baskets Nike, les assassinats, le terrorisme, la démocratie et la liberté politique purement formelles, la crise économique, et enfin le dernier durcissement du pouvoir qui malgré toutes les mesures restrictives ne peut pas instaurer une dictature parce que l’Internet ne le permet plus.
La diffusion récente sur les réseaux sociaux d’un mariage dans les milieux huppés prouve en tous cas, outre l’indifférentisme, que le Tunisien a intériorisé les valeurs de la consommation, et que celles de l’Islam ne sont plus que formelles.
Après son discours des cheveux, Pasolini, s’il avait vécu, aurait pu parler pour ce mariage d’un discours de la danse. Et il aurait signifié ceci: «Je fais partie d’un milieu auquel vous ne pourrez jamais accéder, mais il ne me gêne pas de vous faire rêver et de personnifier vos espérances par des vidéos publiées sur l’internet, un outil transnational sur lequel votre État ne possède aucun contrôle, et si ce dernier n’a plus d’argent, nous, nous en avons, et la crise économique dont vous souffrez tous ne nous atteint pas.»
Il semble que Giorgia Meloni, qui arbore comme un fétiche le fascisme caduc de Mussolini tout en servant celui bien vivant de la consommation, et du «limes», connaisse en fin de compte la Tunisie qui compte, beaucoup mieux qu’on ne le croit.
* Médecin de libre pratique.
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