Ce livre écrit par trois universitaires apporte un éclairage révélateur sur la folie collective quand elle afflue à la méthode, parfois avec la contribution de psychiatres. Les docteurs Radovan Karadzic et Jovan Raskovic en constituent deux cas significatifs dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, à la différence près que leur folie fut meurtrière.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les guerres des années 90 ayant conduit à l’éclatement de la Yougoslavie ont eu pour but la conquête de la fédération et sa colonisation exclusive au bénéfice de l’ethnie serbe. Est-ce à dire que les projets du Maître d’Oeuvre de l’époque, le président serbe Slobodan Milosevic, n’ont été issus que d’un rêve cauchemardesque, le sien propre, qu’il n’a fait que mettre à exécution?
Ce serait oublier les contributions des écrivains et hommes politiques du XIXe siècle serbes (et monténégrins) Vuk Karadzic, Petar Njegos, Stojan Protic, qui tous ont élaboré ce qu’il convient bien de définir comme les bases théoriques de l’expansionnisme serbe, qui se manifesterait en 1914 avec l’assassinat, à Sarajevo, de l’archiduc d’Autriche François Ferdinand par l’organisation secrète l’Union ou la Mort, avec l’aide des services secrets serbes.
Les bases idéologiques du nationalisme serbe
L’un des conjurés ayant participé à l’attentat, Vaso Cubrilovic, en gardera un prestige tel qu’il participera à la vie politique sous le Maréchal Tito, et ses idées influenceront la rédaction du texte critique de l’Académie Serbe des Sciences et des Arts, en 1986, qui servira de programme politique au nationalisme serbe, ou bien celles du Président de la République Yougoslave, le poète écrivain Dobrica Cosic.
Les bases de ce nationalisme, prénommé quelquefois Illyrisme, d’autres Yougoslavisme, débutent par une négation substantiellement inexacte de l’existence de groupes nationaux autres dans l’espace yougoslave, à l’exception des Albanais, considérés en tant que musulmans comme Turcs, donc étrangers.
Pour le reste, qu’ils soient Macédoniens, Croates, Bosniaques, ou Slovènes, ce ne sont selon cette négation que des Serbes non-orthodoxes.
Cette idée a un corollaire politique qui en réalité la justifie, celle que tous les territoires, habités ou non par des Serbes, leur reviennent «de jure», afin de constituer la continuité territoriale qu’ils jugent nécessaire à leur survie nationale.
Autrement dit tout le territoire de la Yougoslavie leur revient d’autant plus qu’ils sont les seuls à clamer y avoir établi depuis le Moyen-âge des royaumes et à avoir lutté pour leur indépendance.
Ces prétentions sont manifestement fausses puisque dans la fameuse défaite du champ des merles au Kosovo, contre les Turcs Ottomans, constitutive en grande partie de la psyché traumatique et de la martyrologie serbe, des Croates, des Bosniaques, et même des Hongrois, sont également tombés dans la bataille face aux envahisseurs.
Par ailleurs, les Albanais constituent bien dans les Balkans des populations antérieures à l’arrivée des Slaves, et étant, dans leur plus grande partie, musulmans, ils n’en ont pas moins constamment lutté pour leur indépendance contre les Turcs, rendant vaines toutes prétentions des Serbes à l’exclusivité sur ce sujet. Nier toute collaboration entre ces derniers et les Turcs doit d’ailleurs être relativisé, du moment qu’à la bataille d’Ankara en 1402 contre Tamerlan, les Ottomans avaient aligné des contingents serbes avec à leur tête leur roi, qui s’étaient remarquablement bien conduits.
Aux sources de la politique du nettoyage ethnique
Comme toujours, les conquis se sont trouvés obligés de collaborer avec les envahisseurs afin de sauvegarder leur bien le plus précieux, une vie communautaire propre, que les Ottomans vainqueurs ont toujours concédée aux vaincus grâce au système des millet. Mais c’est avec l’émergence d’une principauté serbe indépendante à partir de 1807 puis son extension en 1878 que la politique du nettoyage ethnique a été mise en place.
Les poèmes et les chants exaltant les massacres des ennemis en dehors du champ de bataille, au besoin par la ruse ou la trahison, ainsi que de leurs femmes, même si celles-ci sont chrétiennes, ne sont pas rares. Il est à cet égard significatif qu’on ait ainsi théorisé les exactions commises sur les femmes au nom d’un droit à la vengeance, et de pratiques instaurées par les Ottomans.
Rien ne justifie pourtant ces pratiques revanchardes visant spécifiquement les musulmans, qu’elles soient juridiques, économiques, administratives, policières, ainsi qu’en témoigne en 1934 le futur ministre français Robert Schuman écrivant après un voyage dans la région que le sort des populations musulmanes dans le Royaume des Serbes était encore pire que celui des Arméniens soumis au joug turc.
Il n’y a donc rien d’étonnant si pendant la retraite des troupes serbes en pleine déroute, durant l’hiver de 1915, celles-ci ont brûlé tous les villages albanais qu’elles traversaient après en avoir exterminé les populations. Les Albanais constituent en effet l’altérité radicale aux yeux des Serbes, ceux qu’on ne peut assimiler et qu’il faut faire disparaître, par l’extermination, sinon la déportation en Turquie, le précédent en étant les échanges de populations entre Grecs et Turcs après les guerres balkaniques, l’échec du grand projet grec de colonisation de l’Anatolie, et la création de la République de Turquie.
Cette altérité est renforcée par les théories racistes promouvant un groupe dit dinarique seigneurial entreprenant et conquérant dont le Serbe est le représentant accompli, et l’Albanais qui en est exclu un sous-homme dont le sort n’intéresse personne.
Le paradoxe est que le berceau des Seigneurs, le Kosovo, soit habité dans sa grande majorité par les sous-hommes albanais, qui plus est, résistant à l’occupation, et revendiquant leur droit à la liberté malgré une répression sévère.
L’autre paradoxe est que les républiques les plus riches de la Yougoslavie, la Slovénie et la Croatie, financent celles qui sont sous-développées, le Kosovo, la Macédoine, et le Monténégro, suscitant la rancœur des Serbes, qui prétendent ainsi supporter un fardeau financier que d’autres qu’eux assument en réalité, et y trouvent des raisons pour réclamer une refonte de la fédération sur d’autres bases territoriales, dont ils pensent que l’extension en leur faveur leur assurerait la primauté économique dont ils rêvent.
Dans les faits rien ne justifie pourtant ce mécontentement puisque sous Tito, ils occupent près de 70% des postes de la fonction publique fédérale pour environ 40% de la population, alors que les Croates qui ne sont que 22%, n’en occupent que 8%. Et dans l’armée, durant la même époque, sur 146 généraux, 142 sont Serbes pour 4 Croates.
Le programme d’une Serbie unie ethniquement pure
Tito fut bien Croate mais contrairement à tout ce qui était communément admis il a bien choyé les Serbes dont il choisit même le chef de sa police secrète. Est-ce là une solidarité datant de l’époque du maquis après l’invasion nazie? Nullement ! L’armée yougoslave s’est rapidement désintégrée dès les premiers jours de l’attaque allemande, et l’une des raisons en a été que les soldats des différentes nationalités n’ont pas voulu se battre contre les Nazis pour un Etat serbe qui n’a fait que les opprimer. Mais les maquisards serbes, les Tchetniks (milices) de Draza Mihailovic, ont collaboré avec les occupants, Allemands et Italiens, contre le maquis communiste dirigé par Tito, et ils n’ont eu de cesse de massacrer et de brûler les villages musulmans et croates durant la guerre, et ont fait en peu de temps de leur pays un territoire Judenfrei, vide de juifs, accusant souvent leurs adversaires de leurs propres crimes, afin de réaliser leur programme, celui d’une Serbie unie ethniquement pure, qu’ils poursuivront avec les mêmes méthodes lors des années 90 sous la férule de Slobodan Milosevic.
Si donc ce dernier a sauté du socialisme dans le train du nationalisme chauvin, c’est parce qu’il a trouvé le chemin balisé par toute une élite politique, intellectuelle, morale, qui du XIXe au XXe siècle a conféré à ce patriotisme dévoyé une aura sacrée justifiant tous les moyens pour les besoins de la cause.
On peut même se poser la question de savoir dans quelle mesure le programme de purification ethnique établi par Vaso Cubrilovic n’a pas influencé les Sionistes dans la conquête de la Palestine quelques années plus tard. Ainsi ce qui s’est passé n’a pas été le fruit des aléas de la guerre ou de rivalités historiques, mais d’une entreprise soigneusement planifiée par l’ensemble de la classe politique de Belgrade à laquelle la participation d’académiciens a conféré un incontestable prestige scientifique.
Une bombe à retardement plantée au cœur des Balkans
Naturellement, on ne peut accuser le peuple serbe dans son ensemble, souvent composé de montagnards orthodoxes frustes et incultes, de la responsabilité de ces crimes, d’autant que quelques intellectuels, tels que les auteurs de ce livre, ont eu le courage de révéler tous les dessous et les mensonges d’une guerre criminelle de conquête et de prédation.
Néanmoins, près de 30 ans après, les récents événements au Kosovo et le culte qu’on continue de rendre aux criminels de guerre dans la capitale de la Serbie laissent suspecter que la question serbe soit toujours une bombe à retardement plantée au cœur des Balkans.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Le Nettoyage ethnique: Documents historiques sur une idéologie serbe’’, de Mirko Drazen Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac , édition Fayard, 17 mars 1993, 342 pages.
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