Si le patrimoine culturel de Djerba est sorti auréolé de la reconnaissance universelle de l’Unesco, son environnement, en revanche, sombre dans la laideur et la désolation.
Par Naceur Bouabid *
L’inscription de Djerba sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco est sur toutes les lèvres dans la célèbre île et ailleurs, ayant suscité une effervescence sans précédent, j’ose dire inattendue, mais combien salutaire et de bonne augure à maints égards.
L’engouement tous azimuts et les réactions spontanées de liesse populaire constatés à l’annonce en live du verdict viennent à point nommé pour traduire le sentiment d’attachement des citoyens envers leur histoire et leur patrimoine, et satisfaire vraisemblablement un désir ou une quête d’un projet rassembleur à même de faire parler davantage de leur île et de la rendre durablement plus attrayante.
Que les responsables, toutes disciplines confondues, tant à l’échelle nationale, régionale que locale, s’enthousiasment autant et aussi manifestement à un tel fait, que le grand public le fête spontanément et en grandes pompes, comme ce fut le cas dans les rues de l’île, que les commentaires les plus flatteurs et élogieux fusent de toutes parts, voilà une belle démonstration de prise de conscience qui rassure et qui augure d’un lendemain meilleur.
Préserver un héritage exceptionnel
En effet, la simple reconnaissance de l’Unesco, quand bien-même elle serait une source de prestige et un motif de fierté, ne suffirait pas pour préserver cet héritage exceptionnel et aboutir aux impacts socio-économiques escomptés, si elle n’était pas suivie par la mise en œuvre par l’Etat tunisien des engagements pris à protéger le bien inscrit, et à ne prendre aucune mesure susceptible d’endommager sa vocation de patrimoine mondial; cette désignation Unesco attribuée méritoirement à l’île de Djerba n’entraînerait pas automatiquement un développement économique et social substantiel durable, si elle n’était pas accompagnée d’une implication institutionnelle et citoyenne inconditionnelle et effective illustrée concrètement par d’énormes efforts locaux de conscience, de promotion et de développement.
L’euphorie de la consécration consommée, l’heure est, donc, à la mobilisation et au travail; chacun a sa part de responsabilité à assumer à bon escient : il s’agira pour le ministère des Affaires culturelles et l’INP de veiller à soumettre avant le 1er décembre de cette année la carte du bien illustrant les limites du bien révisées, à mettre en place un système provisoire de gestion du bien dans l’attente de la mise en œuvre définitive de l’unité de gestion décidée par décret ministériel à la date du 1er septembre 2023, et la constitution d’un comité de pilotage représentatif des ministères concernés, susceptibles ensemble d’assurer une protection juridique à tous les éléments constitutifs du bien inscrit et d’en améliorer le système de gouvernance et de gestion.
L’Etat tunisien est, donc, redevable, à ce propos, d’un rapport relatif à la mise en œuvre des recommandations émises dans la proposition d’amendement présentée à Riyadh et sur la base de laquelle les membres du comité du patrimoine mondial ont plaidé, à l’unanimité, en faveur de l’inscription immédiate du bien; un tel rapport qui devra attester de la mise en œuvre effective de telles recommandations est à soumettre obligatoirement, alors, avant le 1er décembre 2024 pour examen par le comité du patrimoine mondial lors de la tenue de sa 47e session, en 2025.
Les autorités et les directions administratives, à leur tour, tant à l’échelle régionale que locale, doivent apprendre désormais à s’impliquer davantage et contribuer savamment à la bonne gouvernance et la gestion de tous les éléments constitutifs du bien ; la société civile devra toujours rester sur le qui-vive, toujours prête à être de veille et à accompagner tout effort d’information ou de sensibilisation au patrimoine de l’île et à ses valeurs exceptionnelles.
Une expérience aboutie à reproduire
L’inscription de l’île de Djerba sur la Liste du patrimoine mondial est un aboutissement logique d’un long processus d’élaboration du dossier y afférent, tortueux, semé de difficultés et de contrariétés de tous genres, entamé au printemps de 2012, suite à l’inscription de l’île sur la liste indicative, avec tant d’autres demeurés malheureusement sans suite.
A ce titre, en effet, il est bon de rappeler que la liste indicative établi par l’Etat tunisien compte aujourd’hui une quinzaine de biens dont le Parc National d’El Feija (2008), le Parc National de Bouhedma (2008), Chott El Jerid (2008), l’oasis de Gabès (2008), les Mausolées Royaux de Numidie, de la Maurétanie, les monuments funéraires pré-islamiques (2012), le complexe hydraulique romain de Zaghouan-Carthage (2012), les carrières antiques de marbre numidique de Chimtou(2012), les frontières de l’empire romain, le Limes du Sud tunisien (2012), la Médina de Sfax (2012), le Permien marin de Jebel Tebaga (2016), le stratotype de la limite Crétacé–Tertiaire (limite K-T) (2016), la Table de Jugurtha à Kalaat-Senen (2017), l’habitat troglodytique et le monde des ksour du Sud tunisien (2020), la Rammadiya d’El Magtaa (El Mekta), le site princeps de la culture capsienne (2021), le site archéologique de Sbeïtla (2021).
Si le dossier de Djerba est le seul bien à avoir émergé du lot et survécu aux innombrables entraves, c’est indubitablement grâce à l’obstination de la poignée de femmes et d’hommes ayant évolué au sein de l’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba (Assidje), pour parer alors au désaveu général manifeste vis-à-vis de la question de l’inscription et à l’instabilité institutionnelle prévalant dans le contexte critique post-révolution.
Ces femmes et ces hommes ont travaillé d’arrache-pied, avant même d’être officiellement désignés pour constituer, par arrêté ministériel à partir de 2018, la commission scientifique nationale, œuvrant quasi bénévolement, une dizaine d’années durant, à élaborer le dossier de proposition d’inscription et à y apporter sans jamais se lasser, les corrections ou les ajouts requis pour enfin présenter un dossier dans les règles, et qui a convaincu outre mesure. Et aujourd’hui, dans ce contexte de festivités et de cérémoniaux à répétition, il aurait été plus juste, soit dit en passant, d’y associer ces braves membres de la commission scientifique, de les inviter nommément par devoir de reconnaissance, au lieu de les ignorer, comme ce fut malheureusement le cas.
Une telle abnégation n’était pas pour prévaloir sans la foi inébranlable en la pertinence de la candidature et sans l’implication, certes lente, mais de plus en plus manifeste du ministère des Affaires culturelles et des services y afférents, INP et AMVPPC.
Tenir de tels propos, aujourd’hui, n’est pas pour vanter les mérites des uns et des autres, ni pour demander des comptes à rendre, mais c’est pour donner à réfléchir et à méditer à celles et ceux à qui relève aujourd’hui la noble responsabilité de faire de même avec les autres biens inscrits (ci-précédemment énumérés)) ou non (Sidi Bou-Saïd par exemple) sur ladite liste indicative. A quoi bon continuer, depuis 2008, à établir de nouveaux inventaires de biens à proposer pour inscription et à bien garnir la liste indicative si, entre temps, aucun effort d’élaboration de dossier de proposition d’inscription n’est entrepris ?
Quel profit a à tirer l’Etat tunisien à persévérer dans la soumission au centre du patrimoine mondial de nouveaux inventaires de nos biens à proposer pour inscription, si on ne concrétise pas, entre temps, par une démarche de soumission des dossiers de proposition d’inscription y afférents en bonne et due forme ? Le cas réussi de Djerba et la riche expérience acquise couronnée par l’aboutissement heureux de son dossier de proposition d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial devra servir d’exemple à suivre.
Aucun bien, ni culturel ni naturel, n’a été inscrit sur la Liste du patrimoine de l’Unesco depuis 1997, et cette absence de la joute, incomprise et regrettable, n’a que trop duré ; cette disette, déplorable et indigne d’un pays comme le nôtre, est aujourd’hui rompue, tirons-en les leçons.
L’environnement, une plaie béante
Au moment où nous savourons à juste titre et avec euphorie ce sacre Ô combien rédempteur et valorisant, la situation environnementale ahurissante, déplorable et vergogneuse, et notamment en rapport avec la gestion des déchets, surgit constamment en mémoire pour gâcher ce bonheur tant mérité. Si le patrimoine culturel de Djerba est sorti auréolé de cette reconnaissance universelle, l’environnement sombre, en revanche, dans la laideur et la désolation. Un gâchis environnemental d’une telle ampleur est indigne d’un site fraîchement gratifié de la désignation Unesco, et tout doit être mis en œuvre pour y parer en remédiant dans l’immédiat à la prolifération inquiétante et dégradante du plastique.
Qu’attendent nos chers ministres de l’Environnement et du Tourisme pour mettre en œuvre, dans l’attente d’une solution radicale d’envergure, le projet pilote d’interdiction, de commercialisation et de distribution des sacs plastiques à usage unique à Djerba?
* Ex-président de l’Assidje, membre de la commission scientifique nationale chargée de l’élaboration du dossier d’inscription.
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