A propos du livre de Jean-Marc Salmon sur l’insurrection populaire tunisienne (1). Traduit à l’arabe par Fethi Ben Hadj Yahia aux éditions Dar Mohamed Ali Hammi, 2023, ce livre essaye de restituer les péripéties des 77 jours cruciaux dans l’histoire récente de la Tunisie qui se sont succédé à une vitesse déconcertante, changeant irréversiblement le visage du pays.
Par Raja Fenniche
A la manière d’un tisserand, l’auteur rassemble et croise les filaments qui composent l’étoffe du récit. Récit construit en mailles fines tel un treillis de lattes entrelacées, fait de mots et de silences, de dits et de non-dits, d’angles de vue qui se heurtent parfois et qui s’interpénètrent souvent. Récit émaillé de télescopages de souvenirs et de narrations d’acteurs et de témoins de différents bords.
Cet ouvrage socio-historique est important tout autant par ce qui est tu que par ce qui est révélé, par ce qu’il dévoile que par ce qu’il occulte. Il n’a pas la prétention de reconstituer la «réalité des faits» mais de reproduire des récits vécus, racontés, imaginés parfois, qui se confrontent, se renient, s’imbriquent ou se complètent.
Le livre se veut non achevé, parce que «la vérité» sur ces événements ne peut jamais être restituée dans son intégralité. De nombreuses zones d’ombre persistent et de nouveaux témoignages peuvent s’y ajouter pour dévoiler d’autres faits ignorés, élargissant ainsi le champ des interprétations possibles de ces événements. Aussi, pouvons-nous dire, à la suite de Paul Ricoeur (2), que la construction du récit s’articule autour de «l’événement charnière» et non de l’événement de clôture, car l’historien essaye de donner sens à sa narration, sans en connaitre la suite.
En effet, ce que nous livre J. M. Salmon est un «récit non clôturé» car ouvert à tous les possibles. Que s’est-il passé à partir du 78e jour du soulèvement ? Dans quel sens ont évolué les événements depuis? Qu’en est-il aujourd’hui? Pas de dénouement, pas d’événement final, autour duquel s’est construit le texte.
Tout au long du livre, l’auteur s’évertue à créer des liens entre ces fragments de récits, en donnant sens aux informations qu’il a collectées, les replaçant tantôt dans leur contexte spatial, tantôt dans leur ordre de succession temporelle.
Réflexion sur l’historiographie de la révolution
Le mérite de ce livre est aussi d’amorcer une réflexion autour de l’historiographie de la révolution et de révéler le caractère inédit de ce mouvement social d’un nouveau type. Il «situe les usages des technologies digitales dans la dynamique d’un soulèvement» et redonne toute son importance au rôle joué par les cyber-activistes et les bloggeurs dans la reconfiguration du paysage politique et dans le déclenchement d’actions de protestation inédites.
Au-delà de cet aspect, déjà évoqué dans les écrits publiés sur la «Révolution», ce livre traite, en filigrane, des changements qu’induit le numérique sur la façon de construire notre mémoire et ce, en rapport avec la question des sources. Si l’histoire du temps présent, est considérée comme une histoire sans sources archivistiques, entendu dans le sens classique du terme; l’auteur nous conforte dans l’idée que d’autres sources deviennent incontournables. Aussi, pour pallier l’indigence des sources écrites (3) , J.-M. Salmon redonne toute l’importance qu’ils requièrent aux témoignages oraux. Pour ce faire, il entreprend une centaine d’entretiens avec les principaux acteurs politiques, bloggeurs (4), hommes forts du pouvoir (5), avocats et syndicalistes (6).
Cette démarche s’inscrit dans une tradition déjà relativement ancrée chez les historiens tunisiens «c’est depuis les années 1980, nous dit Kmar Bendana, que la recherche historique en Tunisie commence à s’ouvrir sur le témoignage et sur les sources orales avec un souci marqué envers le patrimoine et la mémoire» (7). Mais ce qui constitue l’originalité de cet ouvrage, c’est qu’il prend appui sur des sources audiovisuelles inédites. Il s’agit de vidéos en ligne recueillies sur les blogs des activistes (surtout Slim Amamou, Amira Yahyaoui, Aziz Amami et Lina Ben Mhenni) ou encore mis en ligne par Tunileaks, wikiwix, Nawaat et Amnesty international. Il a aussi puisé ses sources du fonds numérique de la révolution tunisienne déposé aux Archives nationales de Tunisie. Ce fonds a été collecté et traité grâce aux efforts conjugués des institutions et associations qui ont initié, en tant que collectif, le projet de numérisation des archives audiovisuelles de la révolution (8).
«Près d’un millier de photos et 800 vidéos, dont une cinquantaine d’inédites, ont été collectées à travers le pays et ont été remises aux Archives nationales» (9) Certes, les contenus numériques circulant sur le web sont le témoignage de pans entiers de notre histoire et participent au caractère inédit de l’expérience politique et sociale de la Tunisie. Or ces vidéos et photos partagés sur le web ou conservés chez des particuliers ont un caractère éphémère et sont, remarque à juste titre Jean Marc Salmon, sérieusement menacées de disparition. La fragilité des documents natifs numériques (enregistrement sonore, photo, vidéo…) pose une problématique d’un nouveau type : comment la technique influence-t-elle notre façon de construire notre mémoire? Quels bouleversements induit le numérique sur la préservation des contenus audiovisuels dans un environnement caractérisé par la volatilité de l’information? Le contenu numérique, pensé dans une visée de conservation, doit faire face, comme le dit le professeur Bruno Bachimont (10) aux ravages du temps et incite à repenser nos méthodes d’archiver, de rendre pérenne et accessibles nos ressources informationnelles.
Ecrire l’histoire du temps présent
Face à ce problème de la déperdition de l’information, la Tunisie accuse un retard important dans le traitement et la conservation des archives numériques à cause de l’absence d’une stratégie nationale de préservation du web tunisien, y compris gouvernemental (11). Force est de remarquer, que malgré cela, l’effort de reconstitution des faits, qu’entreprend de faire J.-M. Salmon, se base sur un travail très documenté qui essaye de lever le voile et de restituer les faits dans leurs moindres détails. Mais écrire l’histoire sans textes a été une gageure, je dirai même une entreprise quelque peu hasardeuse, truffée de difficultés. La collecte des vidéos disséminées à travers le pays a été des plus ardus. Elle a été réalisée grâce aux efforts des étudiants de l’Institut supérieur de documentation qui se sont déplacés dans plusieurs régions pour contacter les auteurs des documents initiaux, les mettre en confiance et les convaincre de communiquer leurs vidéos, souvent stockées sur leurs téléphones.
En effet, le collectif auquel a pris part l’auteur, s’est confronté, en traitant ces documents numériques, à plusieurs problèmes méthodologiques nouveaux : Quels procédés de collecte, de tri, de validation, d’authentification, de description, d’indexation doivent être utilisés pour créer un fonds d’archives qui serait une source fiable? Comment capter et conserver les archives sur le web, notamment sur les réseaux sociaux?
L’histoire du temps présent, nous dit Fethi Lissir, est «une histoire qui s’écrit sous haute surveillance». Elle s’élabore «sous le contrôle des acteurs sociaux» (12) qui ont pris part aux événements relatés et dont certains ont livré leurs témoignages.
Si au niveau des archives écrites, le processus d’identification de la source et de traitement du contenu est ancré dans une longue tradition archivistique, il n’en n’est rien pour les documents audiovisuels mis en ligne sur le web. Comment identifier l’auteur des documents, peut-on le considérer comme acteur ou témoin des événements qu’il filme?
En effet, à l’heure des mouvements sociaux d’un nouveau type, les rôles s’entremêlent. D’emblée, la catégorisation classique (acteur, témoin, informateur) a été questionnée et il a fallu parfois essayer, au niveau du collectif, de reconstituer la chaine des acteurs, instigateurs, témoins et émetteurs des documents audiovisuels pour saisir le fil des événements et identifier les auteurs.
De surcroît, l’analyse des vidéos doit tenir compte des motivations et des intentions de leurs auteurs. Il est évident qu’on ne filme que ce qui nous trouble, ce à quoi nous sommes sensibles ou nous semble important à mémoriser. En effet, l’auteur du document audiovisuel met en avant, en fonction du déplacement de l’objectif à focale variable, certains détails plutôt que d’autres. Ces vidéos nous renseignent autant sur la sensibilité de l’auteur, son rapport émotionnel aux scènes qu’il choisit de capter ou aux personnes qu’il filme que sur les événements eux-mêmes.
De surcroit, nous ne devons pas perdre de vue l’intrication qui existe entre la mémoire personnelle et la mémoire collective (du groupe d’amis ou de la famille) non pas uniquement au niveau du rappel des souvenirs, de la restitution des faits, mais aussi au niveau de leur encodage et de leur préservation. Car la mémoire collective agit comme la mémoire personnelle, elle est faite de souvenirs écrans, de distorsions du réel, d’amplification ou d’occultation de certains faits. C’est pour cela, nous rappelle Philippe Joutard (13), qu’il est aussi important de s’intéresser à ce que dit la mémoire qu’à ce qu’elle ne dit pas. Ainsi, ces silences de la mémoire reflètent en amont les biais du travail de collecte et de sauvegarde des archives numériques qui ont servi à l’élaboration de cet ouvrage : Sur quelle base a-t-on recueilli et préservé ces documents, à partir de quels critères d’élagage? Quelles sont les questions éthiques et déontologiques soulevées par leur sauvegarde ou leur oblitération?
La reconstitution de la trame de ces 77 jours s’est aussi basée sur le travail de mémoire du Témoin que ce soit «les grands témoins» ou les «petits témoins» qui ont joué, par le truchement de leurs paroles ou des documents audiovisuels qu’ils ont livrés, un rôle clé. Cette reconstitution des faits a été quelque peu déterminée par le rôle, le profil social et psychologique du témoin dans un lieu et temps donné. C’est pour cela que le témoin devient lui-même, dit Fethi Lissir, «un objet d’histoire» (14).
Les bloggeurs ou les cyber-activistes, ces témoins incontournables du mouvement social, sont aussi, comme le démontre l’ouvrage, les initiateurs principaux du soulèvement. C’est grâce à leur célérité, à leur ténacité dans le partage des images et des vidéos – malgré les risques qu’ils encouraient – qu’ils ont réussi à propulser les événements et à leur donner cette ampleur.
L’auteur met en exergue dans ce livre, l’irruption de l’imprévu, de la charge émotionnelle et du sensible dans l’historiographie du mouvement social, ce qui nous conforte dans la nécessité de repenser les méthodes et les outils du travail mémoriel qui outrepassent désormais la rationalisation des sources écrites.
Le présent dans son immédiateté et sa fugacité
A l’instar des autres soulèvements qui se sont produits au 21e siècle à travers le monde, le mouvement social tunisien a été marqué par le support numérique. D’abord au niveau du dédoublement de notre espace, tant privé que public, dans les sphères du réel et du virtuel. Les nombreuses intrications entre ces différents espaces, ayant chacun son propre mode de fonctionnement, ont généré des expressions inédites et de nouvelles formes de protestation (15). Elles sont à l’origine d’une nouvelle configuration faite d’une myriade de liens imbriqués entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, le réel et le virtuel.
Deuxièmement, ce livre prouve encore une fois que le numérique a agi comme un accélérateur des bouleversements sociaux. L’évolution des moyens de communication à travers l’histoire, nous le savons, a souvent été un catalyseur des changements sociaux. Ceci nous place d’emblée dans l’immédiateté ou encore, dit François Hartog dans le présentisme politique: (16) Temporalités éphémères qui ne s’inscrivent pas dans une continuité linéaire. Elles créent justement une césure entre le temps de la politique conçue comme action dans la durée qui nécessite le débat et la projection dans l’avenir (programme politique, promesses électorales, débat parlementaire, concertations entre partis…) et entre le temps virtuel saisi dans son immédiateté et sa fugacité.
Le temps long des décisions politiques et de leur mise en exécution est comme incompatible avec la vitesse des interactions sur le web; ce qui rend ces politiques de plus en plus obsolètes par rapport aux attentes des citoyens et aux urgences sociales. L’accélération des mouvements de contestation dans une succession rapide de rebondissements et de péripéties ne laisse pas la place à la réflexion et au débat qui ne peuvent se déployer que dans le temps long. C’est ce qui explique, en partie, les déboires d’une démocratie trébuchante qui n’arrive pas à se construire autour d’un vrai espace public – dans l’acception d’Habermas – un espace de délibération et de médiation basé sur l’exercice du débat et de la liberté de penser. **
* Historienne, Université de La Manouba.
** Les intertitres sont de la rédaction.
Notes :
1 – Ce texte reprend la postface que j’ai rédigée publiée en arabe dans le livre (traduite par Fathi bel Hadj Yahia).
2 – Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Collection : L’Ordre philosophique; Paris, Le Seuil, 2014 Cairn.info https://www.cairn.info/la-memoire-l-histoire-l-oubli–9782020349178…, consulté en mai 2023.
3 – Les sources écrites se réduisent principalement aux quotidiens ou revues suivantes : Le monde, Jeune Afrique, Nouvel Observateur qui reprennent en grande partie des témoignages oraux ou les photos et les vidéos qui circulent sur le web.
4 – Slimane Rouissi, Aziz et Slim Amamou, Lina Ben Mhenni etc.
5 – Mohamed Ghannouchi, Foued Mebazaa, Ali Seriati, Mohamed Jegham, Kamel Morjane, colonel Sik Salem, Ali Laaraedh.
6 – Abderrazak Kilani, Abderrazek Laouini, Abdessalem Jerad, Sami Tahri, Yadh Ben achour.
7 – Kmar Ben Dana, Parler en historienne après 2011. La Manouba, Presses Universitaires de la Manouba, série Recherche, 2017, p119.
8 – Un travail important de collecte, de traitement et de référencement des images et vidéos de la Révolution tunisienne sur le web. Travail qui a duré 4 années (de 2016 à 2020) et réalisé grâce à un collectif (4 institutions : les Archives nationales, l’Institut supérieur de documentation, l’Institut supérieur de l’Histoire de la Tunisie contemporaine et la Bibliothèque nationale ainsi que plusieurs associations de la société civile). Il a fait l’objet d’une belle exposition inaugurée par le président Béji Caid Essebsi le 14 janvier 2019 au Musée national du Bardo (Instant 14).
9 – Journal Le Monde, Frédéric Bobin, A Tunis, la première «révolution Facebook» entre aux Archives nationales https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/03/14/en-tunisie-la-premiere-revolution-facebook-entre-auxarchives-nationales_5094323_3212.html; consulté en juin 2013.
10 – Bruno Bachimont, philosophe et informaticien français https://www.persee.fr/authority/195287, consulté en juin 2023.
11- Se référer aux travaux du Colloque international sur les archives audiovisuelles à l’ère numérique : préservation, accessibilité et gouvernance, 27 et 28 octobre 2022, tenu à Tunis à la Bibliothèque nationale et aux Archives nationales.
12- Fathi Lissir, Histoire du temps présent : quand l’historien frappe à la porte du présent. Sfax, Dar Mohamed Ali Hammi , 2012, p 44 (en arabe).
13- Philippe Joutard, OpenEdition Journals.https://journals.openedition.org/lectures/11949, consulté en avril 2023
14- Fethi Lissir, idem, p 83.
15 – Raja Fenniche «Réseaux sociaux, espace public et expressions sémiotiques», Dans les mailles du filet: Révolution tunisienne et web 2.0. Tunis, Presses universitaires de la Manouba, 2013.
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