Selon le producteur tunisien Habib Attia, les cinéastes tunisiens ont délaissé les préoccupations politiques immédiates de la révolution de 2011 pour raconter d’autres histoires sur leur pays et leur société. «Ce que nous vivons est historique. La Nouvelle Vague tunisienne post-révolutionnaire a mûri», dit-il.
Par Melanie Goodfellow
Kaouther Ben Hania est entrée dans l’histoire de sa Tunisie natale en remportant son premier Oscar dans la catégorie du meilleur documentaire pour son docu-fiction ‘‘Les filles d’Olfa’’ (Four Daughters).
La réalisatrice appartient à une génération de cinéastes tunisiens qui ont émergé au lendemain de la Révolution du Jasmin dans leur pays, qui a renversé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali début 2011.
Habib Attia, qui est l’un des producteurs des ‘‘Filles d’Olfa’’, fait également partie intégrante de ce mouvement.
Le producteur basé à Tunis a le cinéma dans le sang en tant que fils du regretté producteur Ahmed Bahaeddine Attia, dont le nom figurait au générique du film ‘‘Les Silences du palais’’ de Moufida Tlatli en 1994, avec la star tuniso-égyptienne Hend Sabry dans son premier grand rôle sur grand écran.
Après avoir terminé ses études secondaires, Attia s’est rendu en Italie, pays natal de sa mère, pour étudier l’ingénierie à Milan, plutôt que de suivre immédiatement les traces de son père. «J’allais devenir ingénieur», raconte Attia, qui parle couramment l’arabe, le français, l’italien et l’anglais.
Il est finalement revenu en Tunisie en 2007 pour reprendre les rênes de la société Cinétéléfilms de son père, après son décès prématuré.
Sur les pas de Ahmed Bahaeddine Attia
Attia a un flux constant de films locaux primés, y compris un certain nombre d’œuvres reflétant la période révolutionnaire telles que le drame sur les mères célibataires de Hinde Boujemaa, ‘‘C’était mieux demain’’; le documentaire ‘‘Plus jamais peur’’ de Mourad Ben Cheikh, capturant les manifestations et explorant leur héritage, et ‘‘Maudit soit le phosphate’’ de Sami Tlili, explorant un mouvement de désobéissance sociale contre Ben Ali au début de 2008 dans la ville minière de Redeyef.
Parmi ses plus récentes productions, aux côtés des films de Ben Hania, citons le court métrage ‘‘Brotherhood’’ de Meryam Joobeur, nominé aux Oscars 2018, et ‘‘Un fils’’ de Mehdi Barsaoui, pour lequel la star française Sami Bouajila a remporté le prix du meilleur acteur dans la compétition Horizons de Venise en 2019 et les César français 2020.
Attia travaille également régulièrement avec des cinéastes arabes non tunisiens, produisant ‘‘Laila’s Birthday’’ (2008) et ‘‘Palestine Stereo’’ (2013) du réalisateur palestinien Rashid Masharawi et la cinéaste marocaine Hind Bensari, lauréate des Hot Docs avec ‘‘We Could Be Heroes’’ (2018), sur son compatriote Azzedine Nouiri paralympien au lancer du poids, et coproduisant le film ‘‘Harka’’ du réalisateur américain Nathan Lotfy, dont l’action se déroule à la veille de la révolution tunisienne.
Selon lui, les cinéastes tunisiens ont délaissé les préoccupations politiques immédiates de la révolution de 2011 pour raconter d’autres histoires sur leur pays et leur société. «Ce que nous vivons est historique. La Nouvelle Vague tunisienne post-révolutionnaire a mûri», dit-il. «Cette Nouvelle Vague qui captait au départ avec urgence ce que nous vivions dans la rue, a mûri et s’oriente de plus en plus vers la fiction», ajoute-t-il
Attia accompagne dans cette démarche de nombreux réalisateurs tunisiens.
Il vient de lancer le tournage du troisième long métrage de Leyla Bouzid, ‘‘Sous un souffle’’. Il s’agit de sa première collaboration avec Bouzid, qui avait réalisé ‘‘A peine j’ouvre les yeux’’ et ‘‘Une histoire d’amour et de désir’’.
Le film est l’histoire d’une jeune femme tunisienne vivant à Paris qui rentre chez elle suite au décès d’un oncle bien-aimé du côté de sa mère. «Elle découvre qu’il est mort dans des circonstances mystérieuses et que son corps a été retrouvé à moitié nu dans la station touristique de Sousse. À travers sa quête pour aller au fond de ce qui s’est passé, le film explore les lignes de fracture de la société tunisienne», explique Attia.
Il travaille sur le film en coproduction avec la productrice principale Caroline Nataf de la maison de production parisienne Unité Films.
Il termine également la post-production d’‘‘Aïcha’’, sa deuxième collaboration avec Barsaoui après ‘‘Un fils’’.
Le drame tourne autour d’une femme qui tente de réinventer sa vie terne après avoir été impliquée dans un accident de la route. Elle se rend à Tunis, la capitale tunisienne, sous une nouvelle identité, mais son subterfuge ne tarde pas à la rattraper.
Attia a présenté le film la semaine dernière à l’événement Qumra du Doha Film Institute, visant à encourager les projets et les talents qui ont reçu le soutien de son programme de subventions, dans sa vitrine Picture Lock.
Il produit le film avec Marc Irmer chez Dolce Vita Films, basé à Paris, en coproduction avec la société marseillaise 13 Prods et la société italienne Dorje Films.
En toile de fond, Attia travaille également sur ‘‘Le Retour de l’enfant prodigue’’ du réalisateur et producteur franco-égyptien-palestinien Rani Massalha.
La production, qui a remporté le premier prix de 100 000 $ au marché des projets du Festival du film de la mer Rouge en Arabie Saoudite en décembre dernier, s’inspire de l’abattage réel de 300 000 porcs en Égypte en 2009.
Le film tourne autour d’un père et d’un fils séparés, réunis dans leur quête pour se cacher et garder leur bétail vivant.
Attia espère tourner en octobre prochain et est actuellement en train de déterminer les lieux, avec une préférence pour l’Égypte mais d’autres destinations potentielles, notamment la Jordanie ou éventuellement l’Italie, si un soutien supplémentaire pouvait y être trouvé.
Il produit le film avec Les Films du Tambour, basés à Paris, dirigés par Marie Legrand, partenaire de Massalha. Parmi les autres partenaires figurent Dorje ainsi que les sociétés égyptiennes Mad Solutions et 26one.
La collaboration d’Attia et Ben Hania remonte à une décennie et a débuté avec son premier film de 2013, Le ‘‘Challet de Tunis’’, le docudrame sur un agresseur harcelant les femmes dans les rues de la capitale tunisienne.
Ils ont également travaillé ensemble sur le documentaire tourné au Canada Zeinab Hates ‘‘The Snow’’ (2013), la sélection Un Certain Regard de Cannes 2017, ‘‘La Belle et la meute’’, en 2020, et ‘‘L’homme qui a vendu sa peau’’, qui a atteint la dernière étape des nominations de l’édition 2021 des Oscars dans la catégorie du meilleur long métrage international, perdant face à ‘‘Another Round’’.
‘‘Les filles d’Olfa’’ a été difficile à financer
‘‘Les filles d’Olfa’’ – sur la mère tunisienne Olfa Hamrouni qui a perdu ses deux filles adolescentes à cause de l’Etat islamique après qu’elles se soient radicalisées et se soient enfuies en Libye – a mis six ans à se concrétiser.
Attia, qui a participé au projet dès ses débuts en 2016, affirme qu’il a été étonnamment difficile de démarrer malgré la renommée croissante de Ben Hania grâce à ‘‘L’Homme qui a vendu sa peau’’. «Malgré cette brillante carrière, ‘‘Les filles d’Olfa’’ était extrêmement difficile à financer», explique le producteur. Il suggère que les premières tentatives de recherche de partenaires ont été entravées par les perceptions autour de l’histoire au cœur du travail cinématographique. «Cela a été classé parmi ces histoires venant du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sur l’Etat islamique, mais l’histoire d’Olfa Hamrouni est tout à fait unique et son personnage est bien plus grand que cela», dit-il.
Le projet a commencé à prendre forme après que Ben Hania a revisité son scénario pendant les confinements pandémiques et a proposé une structure hybride, mêlant documentaire et reconstitutions dramatisées pour raconter l’histoire de Hamrouni et de ses filles sur une période d’une décennie. «Cela a été un tournant pour le financement», explique Attia, rappelant comment ils ont relancé le projet lors du marché des projets Cairo Film Connection du Festival du film du Caire fin 2020.
Malgré les crédits obtenus et l’intérêt international croissant pour le cinéma arabe, Attia affirme que le financement des productions cinématographiques indépendantes en Tunisie et dans l’ensemble du Moyen-Orient ne devient pas plus facile.
Il reconnaît que les programmes de subventions gérés par le Doha Film Institute et la Red Sea Film Foundation d’Arabie Saoudite sont une aubaine, mais affirme que la situation du financement du cinéma dans sa Tunisie natale est «un désastre», le financement stagnant au même niveau qu’il y a dix ans.
«C’est vraiment stupéfiant quand on voit à quel point les films tunisiens se portent bien au niveau local et international et pas seulement dans les festivals mais aussi dans les cinémas», déclare le producteur. «C’est le meilleur ambassadeur de notre culture et de notre identité. Nos institutions, le ministère de la Culture et le Centre national du cinéma doivent suivre cette dynamique et faire évoluer les lois qui régissent le secteur», ajoute-t-il. Il faut également une réflexion plus concertée dans le monde arabe pour créer le type d’alliances de coproduction qui sont monnaie courante en Europe, suggère-t-il.
«Le gouvernement tunisien et les autres pays de la région doivent créer des mécanismes de financement sud-sud», dit-il. Et de conclure : «Nous avons tellement de sujets en commun et cela nous renforcerait en tant que producteurs.»
Traduit de l’anglais.
Source : Deadline.
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