Né à Tazarka en 1911, Mahmoud Messadi est l’un des écrivains majeurs de la littérature tunisienne et arabe. Son œuvre enracinée dans la culture arabo-musulmane classique est des plus modernes. Profondément philosophique, écrite dans une langue facilement reconnaissable comme sienne, elle est un questionnement permanent de l’Homme et sa présence au monde. Non sans bouleverser des croyances ancestrales centenaires. Il décède en 2004.
Traduite de l’arabe par Tahar Bekri
Dâniya raconta et dit :
– Je n’ai point entendu d’Imran une parole aussi vraie.
Il disait :
Apprends l’histoire de la vieillesse de la vie. Quand j’étais petit, quand quelqu’un d’autre tuait un insecte, j’avais mal, puis, je me suis mis à le tuer moi-même et j’avais mal, puis à le tuer ou qu’il se tuât entre mes mains sans que je m’en aperçoive… Puis il dit : Vois-tu comment on se prépare à la mort ?
Peut-être, le verrais-je, après cela, rendre visite à un ami à lui, moribond, quelques jours de suite, c’était son frère unique. Puis il cesse, un jour ou deux.
Et sans tarder, quelqu’un vient lui annoncer sa mort. Il ne pense pas à bouger.
Ne se déplace pas à la maison de son ami et les siens pour des condoléances, des consolations ou pour pleurer, ne souffre pas, ne se présente pas. Les gens se posent des questions à son égard, trouvent étrange son absence aux obsèques.
Puis veillent sur les obsèques, au premier rang, les récitants du cimetière, comme un affront, le cercueil au milieu, au bout, tous les visages, toutes les barbes, tous les tarbouches, les turbans et les habits !
Puis la prière du mort a lieu à la mosquée. La caravane se prolonge dans les ruelles de la ville et se dirige vers le cimetière des étrangers. Imran la croise par hasard, alors qu’il se promène dans la ville, errant depuis le début du jour. Il est pris d’un fort dégoût. Il renie cette assemblée autour du cadavre de son ami et son frère, qui ne fut jamais lié à quelqu’un d’autre le long de sa vie, qui n’avait ni relation ni personne d’intermédiaire entre lui et les autres.
Imran dit :
– Même la mort. La mort elle-même ne protège pas l’individu de la honte des caravanes et des insultes des groupes. Ils parlent de la sacralité de la mort, lui courbent leur dos, lui baissent leur tête, s’y soumettent, s’y immobilisent ou prient. Mais ils transgressent les interdits, souillent la mort de l’esseulé en se rassemblant autour de lui comme des mouches, défigurent le visage de l’individu, seul, – le visage du silence du désert et de la solitude – avec leurs caravanes, leurs récitations, leur hululement, leur discussion derrière le cercueil à propos de la vie et ses buts concernant les ventres et les sexes…
Le cortège funèbre se poursuit jusqu’à la mise en terre du défunt. Et je vois Imran se tordre en crachant avec mépris et rancœur. Il reste ainsi la journée errant, tourbillonnant comme le vent de la tempête sur elle-même. Quand la nuit tombe, que la mort vainc, que le silence s’installe et que l’obscurité domine toute chose, Imran se lève et s’en va vers le cimetière des étrangers, se met devant la tombe de son ami, sur le point de parler au mort et lui dire… mais quoi lui dire ?
Voici le ciel et ses étoiles lointaines, voici la terre et son froid, voici la nuit et sa dureté, voici les tombes qui, toutes se battent se frappent s’insultent se combattent comme des fantômes d’ogresses dans les contes pour enfants.
Et s’abat sur Imran comme un cauchemar sombre. Lui reviennent des souvenirs de vents tempétueux sur les pointes des collines ou les vagues hautes, se déversent sur lui les images de la futilité de la bruine de la poussière et de tout le néant. Il se rappelle le temps et l’espace. Il revoit toute mère qui a enfanté : une brebis qui bêle, une jument essoufflée, une femme à l’accouchement difficile, criant dans ses sangs ses lambeaux de chair ses entrailles et son sal état.
Puis il se souvient d’Abou al-Atahiya et ses stupidités dans sa poésie à propos de la mort. Il doute de tout cela. De sa gorge explosent une voix folle, des gifles bruyantes des insultes grossières à la face de la nuit de la mort et du silence. Il s’en va titubant entre les tombes, ivre du chant, de la nuit et du désert. Il est encore à rire et à chanter jusqu’à devenir conscient et tombe dans l’impuissance le mépris et l’indignité, le sommeil l’emporte sur l’une des tombes et la résurrection se déforme…
Au matin, le soleil et la lumière se lèvent, Imran se réveille, le voilà accablé, il se lève et revient en ville. La première personne qu’il rencontre est un ami dans le combat, lui dit :
– Où étais-tu Imran ? Ils t’attendent pour un travail urgent.
Et il répond :
– Tout de suite !
Il s’en va en souriant, puis entre en disant :
– Aujourd’hui aussi je dois «porter l’eau du Nil vers votre bâton planté dans le sable» ? Aujourd’hui aussi je dois travailler, vous n’avez pas honte !
Ils cherchent s’ils voient une anomalie…
‘‘Min Ayyâm Imran wa taammulät ukhra’’ (Des Jours d’Imran et autres méditations), Sud Editions, Tunis, 2002.
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