Amira Ghenim : «Entre réalités et fictions, l’écriture comme espace de liberté et de réflexion»

Dans le paysage littéraire contemporain, certaines voix se distinguent par leur originalité et leur engagement. L’une de ces voix est celle de Amira Ghenim, une écrivaine tunisienne dont les œuvres ont su capturer l’attention des lecteurs à travers des récits qui mêlent réalité et fiction, tout en abordant des thèmes sociaux et politiques d’une grande pertinence. Dans cet entretien, nous avons l’opportunité de plonger dans son parcours littéraire, d’explorer les influences qui nourrissent son écriture, ainsi que les défis qu’elle a rencontrés en traduisant ses œuvres de l’arabe au français. À travers ses réflexions, Amira Ghenim nous invite à découvrir les subtilités de son art, ses aspirations et sa vision de la littérature en tant qu’outil de réflexion et de dialogue.

Entretien conduit par Djamal Guettala

Kapitalis : Pourriez-vous nous parler de votre parcours littéraire et de ce qui vous a incitée à écrire? Quelles expériences ont marqué votre chemin?

Amira Ghenim : Depuis toute jeune, je prends un plaisir fou à inventer des histoires : la voisine qui tombe du toit, pile sur le dos d’un cheval errant, le chat noir qui vole au-dessus du poulailler et mange des papillons fluorescents, la poule qui sait réciter l’alphabet, le coq qui compte en anglais jusqu’à dix, etc.

Très vite, je me suis rendu compte qu’inventer des histoires à l’oral entraînait des réprimandes, alors qu’il suffisait de passer à l’écrit pour transformer ces réprimandes en éloges. En effet, à l’oral, imaginer, c’est mentir ; à l’écrit, c’est de la littérature.

En grandissant, cette soif de créer des mondes parallèles s’est finalement estompée. Du moins, c’est ce que je croyais. Pendant très longtemps, je me suis contentée d’écrire mes travaux de recherche, jusqu’au jour où, lassée de rédiger ma thèse de doctorat, j’ai ouvert un nouveau dossier sur mon PC que j’ai nommé “Roman1”. Dossier jaune se préparait à naître. C’était une écriture presque naïve, effrénée, qui a abouti à un premier roman sympathique que j’affectionne particulièrement. Les écrits qui ont suivi étaient moins spontanés.

Quels auteurs ou œuvres vous ont le plus influencée dans votre écriture, et comment ces influences se manifestent-elles dans vos livres ?

Les auteurs classiques d’abord : Al-Jahidh, Abou Hayyan, Ibn Al-Muqaffa, mais aussi Naguib Mahfouz, Hanna Mina, Taha Hussein. J’ai également beaucoup lu les classiques de la littérature française : Flaubert, Zola, Hugo. D’ailleurs, le premier roman que j’ai lu enfant était Les Misérables, traduit en arabe. Parmi les contemporains, j’aime particulièrement Michel Butor; La Modification m’a beaucoup marquée. L’Américain Philip Roth est aussi une source d’inspiration pour moi; je pense que son style simple et limpide a beaucoup influencé mes écrits.

Quels thèmes principaux souhaitez-vous explorer dans vos œuvres? Et pourquoi ces sujets vous semblent-ils essentiels aujourd’hui?

Honnêtement, je ne choisis pas de thèmes au préalable. Il y a d’abord l’histoire, l’installation du décor et des personnages, ensuite le récit prend sa route comme un fleuve qui suit son lit. Les thèmes dépendent des événements. Certes, j’ai tendance à faire parler les opprimés, à donner une voix à ceux qui ont été longtemps contraints au silence.

Je pense que nous vivons aujourd’hui dans un monde fait d’images où tout le monde peut regarder, mais peu de gens peuvent mettre des mots justes sur ce qu’ils voient. Souvent, l’horreur affichée aux yeux du monde entier est noyée dans un silence strident.

Comment définiriez-vous votre style d’écriture? Y a-t-il des techniques particulières que vous privilégiez dans votre processus créatif?

Je ne le définis pas. C’est aux critiques de le faire. J’essaie simplement d’écrire un texte à mon goût, un texte que j’aurais plaisir à lire s’il était écrit par une tierce personne. Je privilégie la simplicité du verbe et la complexité de la construction narrative. J’aime jouer avec le lecteur, décevoir ses horizons d’attente, démolir les approches stéréotypées. Je cherche à construire un mode d’écriture ludique où l’instabilité de la posture narrative et l’adoption d’un ton polémique sont mes chevaux de bataille.

Concernant Le Désastre de la maison des notables, quelle a été l’étincelle initiale de l’histoire ? Comment cette idée a-t-elle évolué au fil de votre écriture?

Le roman est né d’un article. J’écrivais un essai pour un journal arabe à propos de l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes. Le premier penseur à avoir traité ce problème au début du siècle dernier était un Tunisien du nom de Tahar Haddad. C’est ainsi que je me suis plongée dans la lecture de son œuvre complète. Quelques vers de son recueil de poésie m’ont intriguée; il parlait d’un être cher dont l’absence le tourmentait. Et s’il était amoureux au moment où il avait écrit Notre femme entre législation islamique et société ? De cette idée folle a jailli le roman.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de la traduction de ce livre de l’arabe au français, et comment les avez-vous surmontées ?

Je n’ai pas rencontré de difficultés. Les choses se sont faites naturellement et en toute souplesse. La maison Philippe Rey m’a contactée grâce à un ami commun qui est aussi un éminent écrivain tunisien. Yamen Manai avait fait l’éloge du roman dans sa version arabe, et la maison Philippe Rey, qui se préparait à publier une nouvelle collection en collaboration avec les éditions Barzakh en Algérie, a confié le roman à la poétesse Souad Laabize, qui a littéralement excellé dans sa traduction.

Votre livre a été sélectionné pour le Prix Médicis. Quelles émotions avez-vous ressenties à l’annonce de cette nomination ? Que représente-t-elle pour vous et votre œuvre ?

C’est une immense joie et une belle consécration du roman tunisien, qui est sélectionné pour la première fois pour ce prix prestigieux. Je suis fière de franchir cette étape importante pour la visibilité de la littérature tunisienne sur la scène internationale.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent du Désastre de la maison des notables ? Quelles discussions aimeriez-vous qu’il suscite ?

J’espère simplement que les lecteurs se souviendront longtemps du roman après sa lecture. J’espère que dans deux ou trois ans, ils auront envie de le sortir d’un tiroir ou d’une étagère pour le relire. J’espère aussi qu’il leur donnera envie de découvrir la société civile tunisienne, riche par sa diversité et son aspiration éternelle au progrès et à la liberté.

Quels projets avez-vous pour l’avenir en tant qu’écrivaine ? Y a-t-il des thèmes ou des genres que vous aimeriez explorer prochainement ?

Je n’aime pas me limiter à un genre particulier. L’écriture est pour moi une aventure pleine d’imprévu. J’ai entamé le projet de réécrire une parcelle de l’histoire tunisienne contemporaine, mélangeant faits réels et fictionnels pour construire un monde qui aurait pu être. C’est une manière pour moi de déconstruire les stéréotypes et d’échapper aux aléas de la crise politique, sans perdre toutefois mes repères. Mon dernier roman, Terre chaude, paru en arabe en avril 2024, a pour personnage principal la première dame de Tunisie à l’époque du président Bourguiba. Le prochain portera sur Bourguiba lui-même, dans un mélange bouleversant entre histoire et fiction.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes auteurs qui envisagent de se lancer dans l’écriture, en particulier dans un contexte francophone ?

Le contexte m’importe très peu. Je crois même qu’il vaut mieux faire abstraction du contexte quand on se décide à écrire. Je n’ai pas non plus de conseils à donner, car je ne me vois pas dans la posture d’un écrivain chevronné qui donnerait des conseils aux débutants. Je suis moi-même débutante et je n’ai pas besoin de conseils. Je sais simplement qu’il faut toujours être respectueux vis-à-vis de l’intelligence du lecteur et mériter d’être lu.

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