Souheil Nachi et le territoire du trouble de l’inconscient

Aujourd’hui, lundi 9 juin 2025, à la galerie Aire Libre à El Teatro, a lieu le décrochage de l’exposition ‘‘Narration Immersive’’. Un moment de passage, de fin apparente, mais aussi de gestation car de ce silence naîtra une exposition «100 ans d’amertume et un poisson d’espoir», à découvrir du 11 au 21 juin.

Manel Albouchi *

Parmi les traces laissées, une œuvre impose – non par son éclat mais par sa discrétion apparente qui peine à cacher sa densité intérieure – un arrêt, un retour vers ce qui, en nous, résiste au langage. 

Psychanalyse d’une œuvre silencieuse  

Au fond de l’exposition, une œuvre a attiré mon œil non par son éclat, mais par sa gravité. Elle porte le numéro 1. Sans chercher à me séduire, elle m’a capté, absorbé, convoqué en moi une résonance silencieuse. Une œuvre qui semble désordonnée, comme une cacophonie visuelle, comme un rêve saisi à la hâte… comme un acte psychanalytique. 

Le support – du papier kraft – évoque la peau archaïque, brute, le corps sans défenses, avant le Moi structuré. C’est l’inconscient lui-même, matière primaire où tout est possible : résurgences, régressions, métamorphoses. Une peau imbibée de pigments, comme l’inconscient qui absorbe les impressions de l’enfance. 

Le rouge flamboyant telle une tempête émotionnelle, tel un magma affectif. Le bleu l’absorbe sans l’éteindre. Le papier semble canaliser ce qui autrement déborderait… les pulsions : Éros et Thanatos, vie et dissolution. 

L’œuvre est transformation. Une mise en forme du chaos, du conflit psychique latent : entre désir d’apparaître et besoin de disparaître, entre affirmation et retrait, entre lien et isolement. 

Les figures humaines – des identités en chantier, des silhouettes fragmentées en une multiplicité d’états internes – se touchent sans vraiment se rejoindre. Les contours sont flous comme une subjectivité troublée. Le regard est absent ou fuyant mais crie l’anxiété existentielle. Un visage, en damier bleu, semble porter la mémoire des pères. Un autre pris dans une spirale d’incertitude cherche à fuir. Entre eux, un enfant conditionné à ne voir que des formes géométriques, des schémas, des formules physiques. 

V = v₁ / (x – x₁(t)) : une équation du mouvement, comme si la distance entre les êtres n’était que variable d’un temps non résolu, comme cette phrase qu’un ami me répétait sans cesse  : «J’ai pour guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi»

Et au centre, un petit robot : figure enfantine ou dieu mécanique ? C’est ce qu’on a créé pour se rassurer : un être sans affect, sans chaos, programmable… l’Intelligence Artificielle. Mais même le robot est pris dans la danse. 

Cette œuvre est un mandala déstructuré, un essai d’unification du soi. Elle propose un ex-voto de l’inachevé. On y devine la présence de l’ombre : ces parts refoulées, blessées, exilées mais qui, ici, trouvent une voie d’expression.  

Toute psychanalyse est aussi une transformation. Et ici, sous les couches de peinture, une naissance a lieu : celle d’un sujet qui ose exister à travers la trace, dans l’intime du langage symbolique. D’un artiste qui a quitté le graphisme maîtrisé pour entrer dans le territoire du trouble. Enfin, on ose montrer ce qui déborde. 

Une étoile intérieure

Ce n’est pas encore une œuvre qui veut plaire. C’est une œuvre qui parle. Et ce qu’elle dit, à qui sait entendre, c’est qu’un monde intérieur vient de trouver sa voie. 

Ce n’est pas une œuvre finie, ni même une œuvre sûre d’elle, mais c’est une œuvre nécessaire. Elle n’est pas là pour dire «Je suis {artiste}», mais pour poser une question intérieure : «Qui suis-je, quand je n’ai plus rien à cacher ?» 

En bas à droite, une signature à la craie blanche : Souheil Nachi **. Comme une empreinte discrète, presque timide. Mais dans l’ensemble, quelque chose éclate : la naissance d’un langage. Une étoile qui vacille dans l’épaisseur du cosmos humain. Non pas une étoile qui brille au firmament du marché, mais une étoile intérieure, lucide, qui connaît l’ombre et l’exil. 

* Psychothérapeute, psychanalyste.

** Diplômé en design graphique de l’Itaaut en 1991, Souheil Nachi fonde l’agence Snash Design, avec laquelle il collabore avec de grandes marques en Tunisie, en Algérie, en Libye et en France. Récompensé par plusieurs prix nationaux et internationaux, dont le prestigieux Pentawards, il développe en parallèle une œuvre artistique personnelle.

Il a participé à plusieurs expositions collectives, notamment Supercalifragilisticexpialidocious (Galerie Alain Nadaud, 2018), Lumières Fleuries et Seconde Vie (Galerie Elbirou, 2019), La Mémoire : un continent au Musée Safia Farhat, ainsi que la Biennale de l’art en 2024. Cette même année marque également sa première exposition personnelle, Tlèbys, à l’espace Archivart.

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