‘‘Gujarat Holocaust’’ : Autopsie d’un génocide antimusulman au pays de la non-violence 

Le massacre du Gujarat, cet État de l’Inde situé sur la mer d’Oman à la frontière avec le Pakistan, est un exemple caractéristique de l’instrumentalisation du chauvinisme des foules à des fins politiques dans un même pays.

Dr Mounir Hanablia

Ce massacre a débuté lorsque l’un des wagons d’un train transportant des militants nationalistes hindous revenus du site de la mosquée détruite d’Ayodhya en 1992 destiné à la construction d’un temple hindou, a été entièrement brûlé le matin du 27 février 2002 à un kilomètre de la station de Godhra, entraînant la mort de 56 personnes, principalement des voyageurs innocents sans aucun lien avec un quelconque conflit intercommunautaire.

Le gouvernement local du Gujarat et son premier ministre novice (il n’avait que quelques mois d’expérience), un certain Narendranath Modi, un membre du BJP, ce puissant parti identitaire hindou qui dominait le gouvernement central de New Delhi, avait affirmé dès le début, sans aucune preuve, que des jihadistes musulmans, commandités par les services de renseignements pakistanais, avaient perpétré l’acte.

En réalité, personne n’avait su comment la quantité d’essence nécessaire à l’incendie avait pu être apportée sur les lieux et utilisée sans éveiller les soupçons des autorités. De surcroît, l’enquête avait révélé dès le début la présence de plusieurs centaines d’assaillants qui avaient caillassé les wagons du train immobilisé par l’utilisation de la sonnette d’alarme, après que les militants hindous, les kar sevak, eurent fait monter de force dans le train une ou des femmes musulmanes.

Un climat d’hostilité latente

Il semble donc qu’en réalité dans le climat d’hostilité latente il se fut agi d’une réaction immédiate d’un quartier (musulman) contigu à la voie ferrée, mobilisé contre le rapt d’une de ses habitantes et qui voulait infliger à ses auteurs une leçon cuisante. Cette version des événements n’était évidemment pas celle dont le gouvernement du Gujarat dominé par les suprémacistes hindous s’accommoderait.

En effet, dès les faits connus, des attroupements se formaient alors avec quelques attaques isolées menées par des petits groupes contre des musulmans, sans que les autorités ne prennent les mesures attendues pour prévenir les émeutes. Or, en Inde, les émeutes intercommunautaires, ainsi que les massacres perpétrés par les Hindous contre les autres communautés étaient pudiquement qualifiés, n’étaient nullement des faits exceptionnels. En 30 ans d’indépendance, le pays en avait dénombré pas moins de 40 000.

Le jour suivant l’attaque du train, la totalité de l’Etat du Gujarat était en proie à l’une des pires émeutes lorsque des foules de plusieurs milliers de personnes armées souvent de tridents, le symbole du dieu hindou Shiva, attaquaient, pillaient, brûlaient et détruisaient tous les biens appartenant aux musulmans, n’hésitant pas à tuer hommes, femmes, enfants, vieillards, ou à les soumettre aux pires exactions. Le député du parti du Congrès Ihsan Jafri était ainsi massacré, ainsi que toute sa famille, malgré ses appels répétés demandant l’aide de la police. Celle-ci ne devait arriver sur les lieux que deux heures après son assassinat. Mais plusieurs faits relevés par les journalistes et les organisations des droits de l’Homme laissaient suspecter, sinon une planification du massacre au plus haut niveau du gouvernement local, du moins une complicité certaine, en particulier la passivité de la police, son refus d’aider les victimes, l’absence d’arrestation des coupables, et le rôle actif des responsables des organisations militantes hindoues, VHP, RSS, à la tête des émeutiers, constitués paradoxalement aussi par les dalits, autrement dit les intouchables, soumis à l’hostilité et à la persécution des autres castes qui eussent dû se sentir plus proches des musulmans, mais aussi les Adivasis, tribus forestières, sans castes, et considérées comme non hindoues.

La responsabilité des victimes

Les justifications apportées par l’autorité de l’Etat du Gujarat, parlant du principe physique de l’action engendrant une réaction égale, et rejetant la responsabilité du massacre sur les auteurs de l’incendie du train, qui situaient l’étendue de la responsabilité politique du gouvernement local de l’Etat, dont le Premier ministre n’hésitait pas à accorder aux victimes hindoues de l’attaque du train des compensations financières équivalant au double de celles reçues par les victimes musulmanes du massacre.

C’est le même argument fallacieux, celui de la responsabilité des victimes dans ce qui leur arrive, qui sera repris lors de la guerre d’extermination actuelle menée à Gaza. Mais il n’y a pas que la responsabilité politique.

L’attaque du train s’étant déroulée le matin du 27, c’est uniquement dans la nuit du 28 au 29 que l’armée a été déployée avec l’ordre de tirer à vue. Georges Fernandes, le ministre de la Défense venu superviser l’opération, évoquait le manque de véhicules de transport nécessaire. Autrement dit, durant plus de 36 heures, la rue a été livrée aux émeutiers alors que la police, en général impassible face à ce qui se déroulait sous ses yeux, arrêtait le plus souvent les victimes. Et ceux qui parmi les officiers de police tentaient de rétablir l’ordre (il y en eut une cinquantaine) étaient immédiatement dénoncés par les organisations hindoues assurant l’encadrement politique de la foule, et inévitablement mutés. On parlera néanmoins plus tard d’une police sous influence communaliste, alors qu’en réalité elle appliquait les ordres reçus, ceux de laisser faire et de ne pas intervenir.

Évidemment Modi se défendra, il arguera de l’impossibilité pour la police de faire face à un déchaînement aussi massif de violence, du nombre d’émeutiers tués par les policiers (environ 70), de celui des vies épargnées (environ 1500). Toujours est-il que le bilan officiel fera état d’environ 800 morts alors qu’une enquête menée par le Consulat Britannique sur les morts de quelques-uns de ses ressortissants détenteurs de la double nationalité rapportera plus de 2000 décès. Quant au nombre de personnes déplacées, enfermées dans des camps de transit et privées de tout, il aurait atteint les 20 000. Mais il ne faut pas considérer que l’ordre a été rétabli pour autant après les 36 premières heures.

Un nouvel ordre ségrégationniste

En réalité, ces émeutes du Gujarat ont constitué un tournant, elles ont été le point de départ d’un nouvel ordre politique, social, économique, fondamentalement ségrégationniste, et imposé par l’usage de la violence et excluant les musulmans autant par la destruction de leurs biens que par l’embargo imposé contre eux et interdisant toute transaction brisant leur isolement.

L’Inde est ainsi passée d’un État où tous les citoyens étaient au moins théoriquement égaux à un autre au service des seuls Hindous. Et ce sont les idées du RSS et du VHP, ces organisations chargées d’encadrer idéologiquement la masse et d’assurer le relais entre le parti au pouvoir, le BJP, qui ne pouvait se prévaloir officiellement de communautarisme, et la Rue, qui ont ainsi été mises en application, en tirant profit de l’ambiance qui prévalait après le 11 septembre 2001, et l’attaque terroriste contre le siège du gouvernement indien en décembre de la même année.

L’autre conséquence a été l’ascension fulgurante de Narendra Modi, qui en devenant plus tard Premier ministre de l’Inde, consacrera à l’échelle du pays, en particulier par l’instauration du registre national, la politique ségrégationniste officiellement débutée au Gujarat contre les musulmans.

En réalité, après que la presse internationale l’eut surnommé le boucher du Gujarat et comparé son rôle à celui joué par les dirigeants nazis dans le génocide des juifs, on s’attendait à ce que des plaintes soient déposées contre lui auprès de la justice belge, ou bien auprès du Tribunal pénal international.

Quelques partis politiques indiens avaient réclamé sa tête, en lui attribuant à juste titre la responsabilité du massacre, et il avait offert sa démission à son parti. Mais face aux pressions internationales, le réflexe patriotique avait joué et le gouvernement de l’Inde, présidé il faut encore le préciser par le BJP, avait opté pour l’intransigeance. Après un vote au Parlement fédéral de Delhi, la politique au Gujarat avait été entérinée, et la destitution de son ministre principal, Modi, avait donc été refusée par son propre parti. Cette victoire allait lui conférer le prestige nécessaire à sa nomination ultérieure à la tête du gouvernement fédéral qu’il dirige toujours et dont les minorités, en particulier musulmane, continuent de faire les frais.

Il serait ici trop long de développer l’origine de l’hostilité actuelle des Hindous à l’encontre des Musulmans. Mais il faut bien l’admettre, Modi n’est que l’épiphénomène, la cerise sur le gâteau du travail de fond entrepris par les organisations fascistes afin d’encadrer idéologiquement et d’éduquer les masses  en entretenant leur haine de l’islam et des musulmans, au nom d’un contentieux issu de l’Histoire légué par le colonisateur britannique. Et c’est grâce à la mobilisation des foules dans la destruction de la mosquée d’Ayodhya, mais aussi à l’ambiguïté des partis laïcs indiens, particulièrement le Congrès, que le BJP, la façade politique du chauvinisme hindou, a pu mobiliser l’électorat nécessaire qui depuis lors assure invariablement au fil des élections son triomphe et son maintien au pouvoir. 

‘‘Gujarat Holocaust : Communalism in the Land of Gandhi’’, de R. N. Sharma, Shubhi Publications, 344 pages, 30 août 2004.

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