‘‘La défaite de l’Occident’’ : le fardeau de l’homme blanc était trop lourd

Il est encore trop tôt pour savoir si les guerres actuelles en Ukraine et au Proche-Orient vont marquer la chute définitive de l’Occident. Néanmoins si elles pouvaient mettre définitivement fin à la politique de la canonnière et de la spoliation, le monde ne s’en porterait que mieux.   

Dr Mounir Hanablia

La puissance d’un État  serait-elle corrélée à la structure de la famille autoritaire et égalitaire en tant que dépositaire des valeurs de la société? Selon l’auteur indubitablement. Pour lui le déclin actuel de l’Occident, en particulier les Etats Unis, est dû à sa sortie de la chrétienté, plus exactement du protestantisme, selon lui religion de l’effort et du travail où la collectivité exerce une surveillance tatillonne sur tous ses membres et dont le mariage gay et l’avènement politique de l’ambigüité du genre a consacré l’abandon. Il attribue la compétitivité asiatique au prestige dont jouissent en Asie les savants et les lettrés, dont un exemple est constitué par le confucianisme. Il aurait pu dans le même ordre d’idées attribuer la puissance indienne montante à la hiérarchisation sévère imposée par le système des castes à la société hindoue.

Parallèlement à son abandon des études scientifiques, l’élite blanche européenne entrée en récession numérique du fait de la rareté des grossesses est désormais attirée par la finance parce que les possibilités d’enrichissement y sont nettement plus importantes que dans d’autres secteurs économiques.

A côté de cela, la désindustrialisation de l’Occident liée à financiarisation de l’économie de plus en plus virtuelle, à la globalisation et aux délocalisations des sociétés dans le tiers-monde selon la demande du marché mondial y a certes résolu le problème posé par le prolétariat en le supprimant. Néanmoins, les classes moyennes qui sont censées constituer le substratum de l’Etat-nation en ont également souffert et sont aspirées vers le bas de l’échelle sociale.

La conséquence de tout cela est qu’en Occident la méritocratie joue de moins en moins, les possibilités d’ascension sociale s’amenuisent concomitamment, et seule une oligarchie avide est capable de perdurer et de s’auto-répliquer.

Le résultat de ces transformations en Occident est une hausse de la mortalité infantile, une diminution de l’espérance vie, de la fécondité.

Méconnaissance des affaires du monde

Sur le plan géostratégique, autrement dit de la puissance militaire, cette situation a deux corollaires. Le premier est une incapacité occidentale de plus en plus marquée à gagner la guerre ainsi que l’ont prouvé les interventions américaines en Afghanistan et en Irak, ou les actuels conflits au Moyen-Orient, et en Ukraine. Le second est sa méconnaissance de la situation internationale, autrement dit des affaires du monde, qui l’implique dans des situations inextricables.

On pensera ce que l’on voudra de cette explication anthropo-sociologique de la puissance des nations dont le contre-exemple c’est évidemment l’islam.

Pour tout dire le protestantisme ou le judaïsme n’ont jamais fait la promotion de l’effort et du savoir plus que ne l’a fait l’islam, et la famille dans l’un ou l’autre exemple ne fonctionne pas sur un mode moins autoritaire. Il y a donc d’autres mécanismes en jeu. Dans le cas de l’Occident, c’est le capitalisme, le colonialisme, et la supériorité technologique dans l’industrie navale et l’armement, qui ont assuré sa domination sur le monde. A partir du moment où les autres sociétés se sont organisées sur un mode similaire il était inévitable que la supériorité occidentale irait en s’estompant, mis à part le fait évidemment que sa part de puissance se concentre de plus en plus dans une oligarchie dont l’avidité croit avec la richesse.

Comparativement à cela il y a le modèle russe de l’Etat-nation traditionnel dont la guerre en Ukraine note la persistance et la résurgence. Selon l’auteur la Russie bien qu’en déclin démographique lui interdisant tout espoir d’expansion aux dépens de ses voisins a conservé ses valeurs cohésives et s’est donné les moyens financiers et matériels de gagner une guerre vitale pour sa survie et son indépendance, tout en préservant la vie de sa population. Et elle bénéficie pour cela de l’aide de tous ceux qu’une mainmise de l’oligarchie occidentale sur le monde inquiète, à commencer par la Chine évidemment. Ainsi sa victoire dans la guerre contre l’Ukraine serait inévitable. Sauf que la résistance ukrainienne, celle d’une nation qui n’a jamais existé auparavant, et qui s’affirme dans et par la guerre actuelle, a surpris, et a impliqué les Occidentaux, en particulier les Européens, dans un imbroglio militaire dont ils ne peuvent plus sortir. 

Eclipse temporaire ou durable

L’Europe a ainsi été obligée contre ses intérêts de se priver de gaz russe et d’accroître sa dépendance vis-à-vis des Américains en se fournissant chez eux en gaz liquéfié nettement plus cher et livré par tankers. Et il s’avère de surcroit que son industrie, tout comme celle des Américains, est incapable de fournir les moyens matériels nécessaires aux Ukrainiens pour au moins résister à la supériorité russe. Il reste à savoir si cette éclipse occidentale est ou non temporaire.

Lorsque l’Amérique était entrée dans la seconde guerre mondiale en 1941, sa reconversion vers une industrie de guerre entamée dès 1939 n’avait commencé à donner sa pleine mesure qu’à partir de 1943. Mais l’Amérique actuelle est surendettée et ne finance son déficit que grâce à son contrôle sur le dollar qui continue de constituer la valeur refuge de toute l’oligarchie mondiale. Et par ailleurs, le manque d’ingénieurs et la délocalisation des usines américaines aux quatre coins du monde rendent illusoire un tel réarmement au moins à moyenne échéance.

De surcroît la Russie a clairement laissé savoir que la destruction de ses villes entraînerait le recours à l’arme nucléaire. Pourquoi l’Ukraine voue-t-elle une telle haine à la Russie? Expliquer cela par la prédominance de l’élément de l’ouest (uniate) et du centre du pays, proche des Allemands n’est pas très convainquant. Les Ukrainiens seraient plutôt en droit de haïr les Polonais qui les avaient réduits au servage.

En réalité, il est tout à fait étonnant que l’auteur ait complètement passé sous silence l’impact de la catastrophe de Tchernobyl sur la psyché collective de ce pays.

Certes! on arguera que Hiroshima et Nagasaki n’avaient pas empêché les Japonais de devenir une composante essentielle du dispositif occidental. Néanmoins, cela est advenu dans un contexte de guerre initiée par leur propre gouvernement. Rien de tel en Ukraine où les habitants se sont estimés trahis par la manière avec laquelle la catastrophe avait été gérée, en particulier par le silence des autorités soviétiques (Gorbatchev) qui s’étaient gardées de prévenir la population et de l’évacuer des zones les plus dangereuses lorsque cela s’imposait. C’est donc plutôt Tchernobyl qui a marqué la résurgence du nationalisme ukrainien.

Quant au soutien américain, c’est encore une fois les «think-tank» immigrés, souvent constitués par des universitaires qui ne connaissent pas plus de la réalité que les couloirs de leurs facultés, qui semblent peser sur l’orientation politique du gouvernement fédéral. On découvre ainsi que le «Blob» qui domine la politique à Washington continue d’avaler les balivernes que lui concoctent ces immigrés en col blanc, tout comme Ahmed Chalabi, chef d’un fantomatique Congrès Irakien, avait convaincu Dick Cheney et Donald Rumsfeld que la population irakienne accueillerait l’armée américaine à bras ouverts lors de l’invasion de l’Irak; à moins évidemment qu’ils ne servent que de justificatifs commodes, de références, d’une politique que l’auteur n’hésite pas à qualifier de nihiliste, autrement dit du pire, qui ne respecte ni la diversité, ni les droits humains, une politique nazie dans le sens autant qualificatif que substantif.

Nihilisme, déni et mensonge

On en a un exemple frappant dans la doctrine et les pratiques de l’armée israélienne, ce joujou high tech offert par Wall Street à l’organisation sioniste mondiale sur le dos du contribuable américain, qui vient de faire exploser 5000 biper et quelques centaines d’appareils de communication sans fil en quelques minutes. Cela catapulte le monde évidemment dans une nouvelle ère, celle des moyens de communication piégés où tout pays doive désormais s’assurer que chaque appareil, chaque machine ou chaque produit qu’il importera, soit dénué de toute substance ou tout appareil létal capable de causer un assassinat de masse contre sa population.

Ainsi que le souligne l’auteur, le nihilisme s’accompagne souvent du déni et du mensonge. Les Israéliens n’ont pas dérogé à la règle puisqu’ils nient, ou font mine de ne pas comprendre, que de telles méthodes ne feraient que renforcer encore plus la détermination de leurs adversaires à leur nuire au lieu de les en dissuader.

Pour en revenir à la guerre en Ukraine, le risque est évidemment que ces pseudos experts inconscients européens et américains qui font actuellement la politique de leurs pays sans en mesurer les conséquences ne se décident à fournir aux Ukrainiens les armes capables d’atteindre la profondeur du territoire russe.

En conclusion, la réflexion de  l’auteur dérange l’Arabo-musulman que je suis, habitué aux écrits de Saïd Qotb expliquant la faiblesse actuelle des musulmans par l’abandon de leur religion. Je me trouve par ce livre face à un intellectuel européen qui tient le même raisonnement pour sa culture occidentale, et qui annonce que la disparition du racisme en Amérique, relative, n’est pas un sujet de fierté et n’est que le corollaire de la sortie américaine de la religion protestante, autrement dit d’une perte des valeurs et des points de repères sans lesquelles une nation perd sa volonté de combattre, de dominer, et d’être une puissance. C’est d’une autre manière une explication biblique aux malheurs du peuple élu, celui de l’abandon de la loi divine.

Sans nier  le déclin occidental corroboré par les chiffres cités dans le livre, celui ci paraît compréhensible selon une modalité autre que celle contestable du facteur culturel à forte connotation idéologique et à relents xénophobes, par les coupes drastiques des dépenses de l’éducation et de la santé initiés par les Etats adeptes de l’économie financiarisée imposée par l’oligarchie qui ne se sentent plus tenus de garantir les acquis sociaux des populations depuis la chute du communisme, par la culture du gain facile par la spéculation (le culte du veau d’or), et par la capacité graduelle des anciens peuples colonisés d’acquérir les compétences et les capacités nécessaires pour se défendre.

Il est encore trop tôt pour savoir si les guerres actuelles en Ukraine et au Proche-Orient vont marquer la chute définitive de l’Occident ainsi que l’auteur semble l’annoncer. Néanmoins si elles pouvaient mettre définitivement fin à la politique de la canonnière et de la spoliation, le monde ne s’en porterait que mieux.   

‘‘La Défaite de l’Occident’’ de Emmanuel Todd, éd. Gallimard, Paris, 11 janvier 2024, 384 pages.