‘‘Pour la peau de Kadhafi’’: le salaire de la peur

Ce n’est pas sur le registre des droits de l’homme qu’il faut rechercher l’origine de l’intervention occidentale en Libye, et le sursis de 14 ans dont bénéficia en Syrie Bachar El-Assad le prouve largement, mais dans l’adoption par l’administration américaine de la vision des think tank néo-conservateurs censée assurer la domination de leur pays sur les ressources énergétiques mondiales.

Dr Mounir Hanablia *

Qui voulait la peau du Roi de l’Afrique? Le renversement du Roi Idriss Senoussi, de surcroît par un groupe d’officiers nassériens, se déroula plutôt facilement dans un pays pétrolier abritant l’importante base américaine de Wheelus. Mais les choses commencèrent rapidement à se corser avec le «complot» des ministres de la Défense et de l’Intérieur du premier gouvernement, ensuite l’opposition de ses compagnons des premières heures, organisateurs de l’affaire dite du Hilton, dont la tentative du coup d’Etat fut stoppée net par les services secrets italiens agissant en accord avec la CIA, contre la volonté des Français, qui réclamaient l’élimination du maître de Tripoli.

Les membres les plus importants du Conseil du Commandement de la Révolution, tels Omar Mehichi, firent défection lorsque Kadhafi organisa les comités populaires, pour tenir le pays d’une main de fer. Mehichi, passé à l’opposition ouverte en 1975 et réfugié en Egypte chez Sadate, quitta l’Egypte pour protester contre les accords de Camp David pour s’installer chez le Roi Hassan II du Maroc. Ce dernier, qui entretenait de bonnes relations avec Israël,  le livra aux Libyens  en gage de réconciliation en 1984 et plus personne n’entendit jamais parler de lui. Ce ne devait pas être le dernier opposant à disparaître ainsi. Mansour Kikhia fut enlevé au Caire et son corps sera retrouvé en 2012 enterré dans une villa. Quant à l’Imam Moussa Sadr, ce chef chiite libanais en visite à Tripoli, personne ne le revit et son sort demeure à ce jour inconnu.

Le Guide , ses adversaires et ses ennemis

Cependant, les opposants les plus divers, royalistes, modernistes et islamistes, s’étaient regroupés en un Front du Salut National. Ce dernier fut consolidé par les militaires libyens capturés au Tchad dont le chef était un certain Khalifa Haftar, et qui passèrent chez les ennemis de Kadhafi quand ils comprirent que ce dernier les avait purement et simplement abandonnés pour ne pas reconnaître ses déboires militaires dans le pays voisin.

Ces militaires, qui se baptisèrent Armée Nationale et furent appelés Contras, ont été pris en charge par les Américains et transférés en Amérique après avoir transité par le Zaïre. Mais Kadhafi, quoiqu’étant un grand client de la France en armements, finit par indisposer le président Giscard d’Estaing après l’attaque de la ville de Gafsa en 1980 par un commando tunisien en provenance de Libye et transitant par l’Algérie.

Cette attaque semble avoir eu plus tard des conséquences dramatiques avec le mystérieux désastre aérien du vol Itavia Bologne Palerme du 27 juin 1981 au cours duquel le DC 9 de la compagnie s’écrasa en mer près de l’île d’Ustica.

L’enquête menée par le juge Rosario Priore, l’un des auteurs de l’ouvrage, attribua la destruction de l’appareil à un missile, d’autant que les radars des bases italiennes établirent que deux avions de chasse croisèrent ce jour-là la route du vol Itavia. La carcasse d’un Mig libyen fut alors découverte dans les montagnes de Calabre au Sud de l’Italie avec le corps du pilote bloqué à l’intérieur, et sa carlingue était trouée par des balles de mitrailleuses. Les Français nièrent toute implication mais leurs déclarations concernant la fermeture de la base de Solenzara en Corse à l’heure de l’incident se révélèrent  mensongères.

En fait il s’est avéré que c’est l’avion de Kadhafi qui devait emprunter cette route ce jour-là, mais il fut dérouté après que services secrets militaires italiens, encore eux, l’eurent prévenu des projets français de l’abattre, et c’est le vol Itavia, qui par erreur alors qu’il passait au même endroit, fut abattu.

Les Français dénoncés par l’ancien président Cossiga ne reconnurent jamais leur responsabilité dans la tragédie. Les ambitions libyennes au Tchad furent un autre sujet d’affrontement entre les deux pays et se terminèrent par un désastre pour l’ambitieux colonel après l’intervention française en 1984 en faveur du président Hissène Habré. Il ne faut pas non plus oublier les ressentiments britanniques suscités par les livraisons d’armes libyennes aux combattants de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA).

Dans le viseur des Américains

En 1986, les Américains, à la suite de l’explosion d’une discothèque berlinoise fréquentée par leurs soldats, bombardèrent massivement Tripoli ainsi que la demeure de Kadhafi à Bab Azizia. Mais en 1988, un Boeing de la Panam explosa au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie, tout comme le fit près d’une année plus tard un DC 10 de la compagnie française UTA au-dessus du désert du Ténéré. Les enquêtes menées attribuèrent ces catastrophes à des bombes placées dans les carlingues dont la Libye fut tenue pour responsable. Ce pays fut donc placé sous embargo et son espace aérien considéré comme une zone d’exclusion. Comme d’habitude, des résolutions de l’Onu conférèrent l’habillage juridique nécessaire.

Dans le même temps un maquis islamiste, animé par des vétérans revenus d’Afghanistan, dont Abdelkarim Belhaj, le «copain» de Rached Ghannouchi, était constitué en Cyrénaïque et blessait même le guide libyen aux jambes lors d’un attentat.

Finalement Kadhafi accepta de livrer ses agents incriminés dans l’attentat de Lockerbie afin d’être jugés par la Cour écossaise, et de rembourser les familles des victimes. Et à partir de 2004, il annonça son intention de renoncer à son programme nucléaire et aux armes de destruction massive, et c’est ainsi que la Libye retrouva sa place dans le concert des nations et fut même citée en exemple.

L’affaire des infirmières bulgares qui furent accusées d’avoir sciemment contaminé des enfants de Benghazi par le virus du Sida ne mit pas fin à l’idylle avec l’Occident, du moins en apparence. Mais à partir de 2009, le bruit commença à courir à Washington que des changements importants allaient se produire en Libye. La survenue du Printemps Arabe donnait l’occasion aux irrédentismes régionaux libyens soutenus par les puissances occidentales de donner leur pleine mesure, à Benghazi surtout, mais aussi à l’Ouest dans le Djebel Nefoussa, à la frontière avec la Tunisie.

La question demeure de savoir qui a été à l’origine du changement de régime politique en Libye. Les Algériens avant et après le 11-Septembre ont accueilli et entraîné des membres du FSN Libyen, c’est une certitude; les militaires algériens depuis Boumediene, malgré les apparences d’une rhétorique nationaliste tiers-mondiste, se sont toujours situés dans l’orbite américaine, en particulier depuis la guerre mondiale contre le terrorisme. La Tunisie a cultivé la même ambiguïté. Elle a pris soin de ne pas accueillir officiellement d’opposition libyenne, mais après Gafsa, des commandos à l’époque de Mohamed Mzali ont bien traversé la frontière en provenance de chez nous vers le pays voisin, qui ont d’ailleurs été interceptés sans remous. Ont-ils été donnés par Ben Ali, alors ministre de l’Intérieur? En tous cas, les paroles attribuées à Rachid Sfar évoquant lors de son passage à la tête du premier ministère l’arrivée du Général Vernon Walters en compagnie de Ben Ali, telles que rapportées dans le livre de Ridha Ben Slama, prennent ainsi quelque relief, et expliqueraient les liens étroits qui ont plus tard uni le guide libyen et le futur président tunisien.

Il est vrai que Ben Ali avait été adoubé par les Libyens en tant que responsable de la sécurité ou du renseignement  lors de l’Union tuniso-libyenne avortée de Djerba, et que durant l’affaire de Gafsa, il avait eu des renseignements avant l’attaque, qu’il n’avait pas utilisés pour l’anticiper.

On est donc en droit de supposer qu’étant un allié indéfectible du tyran libyen, son élimination préalable de la scène pour abattre ce dernier devenait impérative. Après sa fuite en Arabie, et sous le gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi, la Tunisie devint une base arrière de l’opposition armée libyenne, en particulier celles de Zenten et Nalout dans la zone frontalière du Djebel Nefoussa. A posteriori, on se prend à penser, si ce n’est pas pour cela, que les Révolutions en Tunisie et en Egypte précédèrent celle de Libye, si elles ne lui servirent pas aussi de couverture, de justificatif, qu’on nomma Printemps Arabe. Il n’y eut d’ailleurs qu’un seul véritable changement, celui survenu en Libye. En Tunisie et en Egypte, ces changements se situent encore dans la continuité des régimes précédents. On a évoqué l’influence du Qatar, désireux de mettre la main sur le gaz libyen pour des raisons stratégiques, et de la Turquie. Ces deux pays auraient soutenu financièrement le gouvernement de Benghazi alors qu’il était privé de toute ressource.

Quant à la France, l’acharnement avec lequel elle poursuivit le colonel libyen, jusqu’à sa mise à mort par ses opposants à Syrte, suscite quelques interrogations, et pas seulement parce que Nicolas Sarkozy bénéficia de ses largesses financières durant ses campagnes électorales.

Un Printemps arabe en cache un autre

C’est au moment où le leader libyen était redevenu «fréquentable» aux yeux de la communauté internationale qu’il fut abattu par ses amis occidentaux. Il est vrai que la mise à mort de Saddam Hussein, un ennemi implacable de Kadhafi que ce dernier aurait tenté d’assassiner,  l’avait sans aucun doute convaincu de faire amende honorable.

Néanmoins l’invasion de l’Irak avait démontré que les Américains ne toléreraient plus, dans le monde arabe, aucun régime doté de ressources en hydrocarbures, et non soumis à leur contrôle absolu.

Ce livre, certes, démontre bien que l’opposition, qui a pris le pouvoir en Libye, n’a pas relevé de la génération spontanée, elle a lutté dès le début contre le régime libyen et souvent, trahie par les services occidentaux, en a payé un prix conséquent. Et nul ne peut nier que le Colonel ne fût pas implacable contre ses opposants allant jusqu’à les faire assassiner par des équipes de tueurs dans les pays où ils étaient réfugiés.

Toutefois il faut bien constater que tout comme lors des derniers jours de Ben Ali, le caractère implacable des services de sécurité disparut lorsque débuta la fin du régime, et que l’arrestation de Abdelkarim Belhaj n’entraîna pas son élimination physique.

Cependant, ce n’est pas sur le registre des droits de l’homme qu’il faut rechercher l’origine de l’intervention occidentale en Libye, et le sursis de 14 ans dont bénéficia en Syrie Bachar El-Assad le prouve largement, mais dans l’adoption par l’administration américaine, y compris celle d’Obama, de la vision des think tank néo-conservateurs censée assurer la domination de leur pays sur les ressources énergétiques mondiales. Et c’est en ce sens que ce qu’on a nommé Printemps Arabe doit prendre toute sa signification. 

* Médecin de libre pratique.   

‘‘Pour la peau de Kadhafi : Guerres, secrets, mensonges : l’autre histoire (1969-2011)’’, de Roumiana Ougartchinska et Rosario Priore, éditions Fayard, Paris, 23 octobre 2013, 352 pages.

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