Union douanière, monétaire, juridique, parlementaire, libéralisme économique : l’Union Européenne fut en fin de compte une réplique du dessein politique des ducs de Bourgogne, et ce n’est nul hasard qu’elle choisit Bruxelles, leur capitale, comme siège de ses institutions. Et le lion Bourguignon continue toujours d’orner les fanions de la Belgique et de la Hollande.
Par Dr Mounir Hanablia *
La carte de l’Europe Occidentale comprend sans aucun doute une anomalie, l’existence de petits pays tels que les Pays-Bas, la Belgique, et le Luxembourg, coincés entre deux géants expansionnistes, la France et l’Allemagne.
La frontière sud de la France est à 900 km de Paris, alors qu’au Nord elle n’est qu’à 230 km.
L’Allemagne ne s’étant constituée que dans la seconde moitié du XIXe siècle, il faut remonter à l’époque de la principauté de Bourgogne, cette région de l’est de la France située de part et d’autre de la Saône et qui comprenait la Franche Comté et la Côte d’Or, pour essayer d’en comprendre l’origine.
L’Etat ducal bourguignon
Au XIVe siècle, par le jeu des alliances matrimoniales, les ducs de Bourgogne qui appartiennent à une branche cadette de la famille des Rois de France, les Valois, et qui nominalement en sont les vassaux, ont pris le contrôle du Brabant, de la Gueldre, de l’Artois, de la Hollande, de la Zélande, de la Flandre, du Hainaut, du Limbourg, et du Luxembourg.
A cette époque, cet ensemble était constitué d’entités urbaines indépendantes dont la prospérité était en rapport avec la fabrication des tissus et des draps, principalement à partir de la laine anglaise. Les principales villes en étaient Gand et Bruges, Bruxelles, Utrecht, Leiden et Liège.
Ces cités mercantiles et industrieuses souvent rivales étaient dirigées par des conseils municipaux élus, qu’on appelait échevins, qui reflétaient la richesse et l’influence de la bourgeoisie marchande, et elles étaient dotées en outre d’une autonomie juridictionnelle avec des tribunaux propres. La population en était composée de bourgeois, en général des propriétaires d’entreprises, de la population laborieuse, du clergé et naturellement de la noblesse qui quoique suzeraine respectait l’autonomie des villes.
En général ces territoires faisaient partie soit du Royaume de France, soit du Saint Empire Romain germanique. Mais les ducs de Bourgogne, en prenant le contrôle de ces territoires, jusque-là administrativement autonomes allaient y imposer leur volonté en s’immisçant dans l’administration et en créant des conseil généraux de régions, de grands conseils, et en tentant de faire nommer leurs candidats, en général issus de la classe fortunée aux postes d’échevins par le biais de commissions ducales remplaçant les collèges électoraux, par la suppression de l’autonomie judiciaire au profit d’une justice ducale, par une mise sous tutelle financière, avec l’unification et la consolidation de la monnaie, au bénéfice des possédants et des bailleurs de fonds, et naturellement par la perception des taxes et des impôts qui allaient faire de l’Etat ducal bourguignon l’un des plus riches d’Europe.
Cette politique visant à abolir les prérogatives politiques et judiciaires des villes tout en s’en assurant le contrôle financier déclencherait de nombreuses révoltes populaires, qu’il faudrait réduire parfois par la force armée, telles au XVe siècle celles de Bruges, de Gand, de Liège, cette dernière ville finissant par être pillée, rasée, et complètement incendiée en 1468, pour s’être soulevée contre son prince évêque nommé par le Duc de Bourgogne.
A côté de ces conflits sociaux entre possédants et prolétaires, entre partisans et adversaires du duc, l’hétérogénéité linguistique entre francophones et néerlandophones conférait une complexité supplémentaire à la situation.
Un Etat étonnamment moderne
Bien entendu la situation internationale de l’époque était celle de la conquête ottomane des Balkans à laquelle la Bourgogne essaya vainement de s’opposer grâce à son armée (bataille de Nicée de 1396) et sa marine. Et le duché fut surtout impliqué dans la Guerre de Cent ans opposant Français et Anglais dont l’enjeu était la couronne de France, et le Duc de Bourgogne, en principe vassal du Roi de France, naviguerait néanmoins dans le conflit au mieux de ses intérêts en s’alliant alternativement aux deux adversaires, Charles le Téméraire le dernier duc finissant même par épouser Margaret, la sœur du Roi d’Angleterre Edward IV Plantagenêt. C’est que dépendant de la laine anglaise pour la prospérité des villes dont il tirait sa richesse et sa puissance, il ne pouvait pas laisser les liens féodaux ou familiaux lui dicter seuls sa politique, et en ce sens l’Etat Bourguignon fut étonnamment moderne. Néanmoins cette attitude allait valoir aux ducs, en particulier le dernier, l’inimitié durable des Rois de France.
Dans ce contexte tendu, la politique de la Bourgogne eût dû être de rechercher de nouvelles alliances, du côté des Habsbourg, et de renforcer celles existant, en soutenant militairement le débarquement d’Edward IV d’Angleterre en France. Mais Charles le Téméraire choisit ce moment pour entreprendre la conquête de la Lorraine dont la possession lui assurait la continuité territoriale entre ses possessions du nord et du sud, et la prise de contrôle de la Haute Alsace et la principauté rhénane de Gueldre inquiéta les principautés allemandes et suscita l’hostilité des confédérés suisses de la ligue de Constance qui lui fut finalement fatale à Nancy.
Avec la mort de Charles le Téméraire en 1477, l’Etat Bourguignon fut démembré; le duché fut annexé par la France, qui récupéra les villes frontières de la Somme. Les Pays-Bas et le Luxembourg par le mariage de Marie l’héritière du duc Charles avec Maximilien de Habsbourg, furent incorporés au Saint Empire Romain germanique, ainsi que la Franche Comté et deviendront l’enjeu de longues guerres entre l’empire austro espagnol des Habsbourg et la France.
Un État multiethnique et démocratique
On ignorera toujours ce qu’il serait advenu d’un État multiethnique s’étendant de la mer du Nord au Jura ou à la Savoie et qui eût servi de tampon entre la France et les principautés allemandes; l’unification allemande et donc l’Histoire du monde eussent assurément été différentes, tout comme la configuration définitive de la France.
Il est vrai que l’Etat Bourguignon s’imposa par la force à des villes marchandes prospères qui connaissaient une vie démocratique participative évoluée et qui ne voulaient pas d’un pouvoir despotique, et moins encore étranger.
Néanmoins cet Etat ducal fit œuvre d’unification au niveau politique, juridique, financier et monétaire, et amorça dans les territoires jusque là désunis des Pays-Bas l’ébauche d’une conscience nationale qui, le Calvinisme aidant, poussera plus tard ceux situés au nord de la Meuse à former la république des Provinces Unies qui se dressera contre les Espagnols, puis contre les Français, avant de devenir une puissance maritime et économique de premier plan.
Quant aux territoires du sud, c’est l’Angleterre pour qui la liberté du port d’Anvers avait toujours été une priorité stratégique depuis l’exportation de la laine vers les villes flamandes, qui empêchera leur incorporation à la France et ils finiront par former la Belgique.
Union douanière, monétaire, juridique, parlementaire, libéralisme économique : l’Union Européenne fut en fin de compte une réplique du dessein politique des ducs de Bourgogne, et ce n’est nul hasard qu’elle choisit Bruxelles, leur capitale, comme siège de ses institutions. Et le lion Bourguignon continue toujours d’orner les fanions de la Belgique et de la Hollande.
* Médecin de libre pratique.
‘‘L’Etat bourguignon 1363-1477’’, essai de Bertrand Schnerb, éd. Perrin, Paris, 23 juin 2005, 469 pages.
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