»La révolte d’Orabi et l’occupation anglaise’’: la malédiction du canal de Suez, avant Nasser

A la faveur de la révolte d’Orabi, en 1881, et en dépit des faibles moyens dont elle disposait, l’Egypte aurait pu rendre la conquête de son territoire par l’Angleterre bien plus coûteuse, et obtenir une paix bien plus favorable et respectueuse de ses intérêts que l’horrible colonisation à laquelle elle fut soumise.

Par Dr Mounir Hanablia *

Le Canal de Suez en 1881, avec le développement du chemin de fer, et de la marine à vapeur, c’est la voie la plus rapide entre l’Angleterre, et son joyau de la Couronne, l’Inde. Trois semaines de voyage suffisent alors qu’il en faut huit en empruntant la route du Cap de Bonne Espérance.

Néanmoins, détenteur à l’origine de 15% des parts de la société du Canal, l’Etat égyptien a dû vendre ses parts à perte, et c’est l’Angleterre qui en a fait l’acquisition, en devenant ainsi l’actionnaire principal.

En effet, il se trouve que depuis l’époque désastreuse du Khédive Ismaïl, qui a dû dépenser sans compter dans des œuvres de prestige en pensant restituer à son pays ses gloires d’antan, les dettes se soient accumulées au point que les créanciers anglo-français aient décidé de le soumettre à une tutelle financière stricte, par le biais d’une commission de contrôle présidée par deux commissaires , un Britannique et un Français, chargés de rembourser les dettes des créanciers étrangers, sans aucun égard pour les intérêts égyptiens.

D’autre part, et nominalement, l’Egypte est soumise à un tribut annuel en faveur de l’empire ottoman, celui-là même qui, en 1878, venait d’être laminé par l’armée russe jusqu’aux faubourgs d’Istanbul en se voyant imposer par la paix de San Stefano l’indépendance de ses provinces des Balkans, dont elle ne conservait plus qu’une partie de la Thrace et de la Macédoine.

Montée du nationalisme égyptien

En Egypte, c’est dans ce contexte tendu que des officiers de l’armée égyptienne, travaillés par une propagande nationaliste alimentée par un Parti National non reconnu et certains intellectuels engagés tels Jameleddine Al-Afghani et Mohammed Abdou, osent protester à juste titre contre le traitement de faveur dont bénéficient les officiers d’origine Tcherkesse  ou turque au détriment de leurs camarades Arabes. Trois parmi eux, considérés comme les meneurs, Ahmed Orabi, Ali Fahmi, et Abdelâl Hilmi, sont arrêtés pour être traduits en conseil de guerre. Mais leurs partisans assaillent le ministère de la Guerre et les font libérer de force.

L’armée conduite par Orabi assiège le Khédive dans son palais.

Les contestataires se regroupent alors sur la place Abdine et présentent des revendications corporatistes, pour l’amélioration des soldes, l’égalité dans l’avancement, mais aussi politiques demandant la destitution du ministre de la guerre, hostile aux Egyptiens de souche, et l’accroissement des effectifs de l’armée.

Après quelques semaines, l’armée sous l’égide d’Orabi procède à une nouvelle manifestation de force en assiégeant le Khédive dans son palais et en refusant de se soumettre aux nouvelles affectations en province des corps de troupes stationnés au Caire.

Le Consul d’Angleterre, présent lors de l’entrevue entre les deux hommes, devant l’armée réunie, suggère vainement au Khédive d’abattre au pistolet son interlocuteur Orabi, le chef des mutins; sans doute pensait-il alors à l’assassinat de Wat Tyler lors de son entrevue avec le roi Richard II d’Angleterre.

En fin de compte, le Khédive Tewfik n’a d’autre choix que de céder et nommer un gouvernement libéral sous la direction de Cherif Bacha chargé d’établir une Assemblée Constituante conduisant à un Parlement élu.

Néanmoins, les deux principales puissances créancières, dès le début des travaux de  l’Assemblée, après avoir envoyé deux bateaux croiser au large d’Alexandrie lors de la visite d’un médiateur ottoman et jusqu’à son départ, émettent une exigence lourde de conséquences: ses prérogatives ou celles d’un éventuel parlement ne sauraient être financières,  celles-ci étant du ressort du gouvernement égyptien et de lui seul.

Le chef du gouvernement égyptien conseille donc à la Constituante de reporter l’examen de la question à une date ultérieure, après des négociations avec les Anglo-français, mais ses membres refusent cette ingérence étrangère et les articles sur le contrôle des finances de l’Etat par le parlement sont d’autant plus votés que l’affaire en est devenue une question de dignité nationale. Un nouveau chef du Gouvernement est alors nommé, Baroudi, dont Orabi lui-même est cette fois ministre de la Guerre.

Quelques mois plus tard, un nouveau sujet de friction surgit entre les deux hommes à l’occasion de ce qu’on a nommé le «complot Tcherkesse»: quarante officiers sont traduits en conseil de guerre, destitués, et exilés au Soudan; mais le Khédive allège les peines des condamnés et refuse de céder aux exigences de Orabi, son ministre de la Guerre. Le gouvernement à l’instigation de ce dernier démissionne en bloc mais il est réintégré dans ses fonctions quelques jours plus tard après une intercession de notables, et la crise semble résolue.

Néanmoins, quelques jours plus tard, le 25 mai 1882, les consuls anglais et français font une déclaration commune de soutien au Khédive, à son autorité légitime, et annoncent l’arrivée de 12 bateaux de guerre en rade d’Alexandrie, en visite «pacifique et cordiale». Les bateaux français en fin de compte finiront par se retirer; leur rôle n’aura été que politique, la France étant occupée en Tunisie à établir son protectorat.

Les meneurs, Ali Fahmi, Ahmed Orabi, et Abdelâl Hilmi.

Le bien anglais le plus précieux en Egypte

Abstraction faite de la nécessité de protéger la route Alexandrie-Le Caire, qui avait servi aux Croisés de Louis IX de France capturé à Mansourah, et à Napoléon Bonaparte, et qu’on peut interrompre relativement facilement étant donné le nombre de canaux et de ponts qui la coupent, le bien anglais le précieux en Egypte, celui par lequel on pouvait l’atteindre et la frapper en en interrompant la communication avec l’Inde, c’était bien évidemment  le Canal de Suez. 

Cependant, Orabi ne prit apparemment aucune mesure sérieuse contre ce qui apparaissait  à tout le moins comme le prélude à une agression anglaise, deux mois avant qu’elle ne se produise. Pourquoi? Incapable de saisir l’importance de l’Egypte dans la stratégie impériale anglaise en Afrique et en Orient, il était un meneur d’hommes, un tribun, au courage incontestable quoiqu’on ait pu dire plus tard sur sa reddition, mais sans aucune expérience militaire opérationnelle.

Le statu quo dura jusqu’au 11 juillet, lorsqu’il y eut des émeutes entre Égyptiens et Européens à Alexandrie. Près de 60.000 de ces derniers furent alors évacués par les bateaux des puissances.

A partir du 25 juillet, et après un ultimatum de l’amiral anglais Seymour exigeant le démantèlement ou l’occupation des fortins, la ville fut soumise par un violent bombardement qui se prolongea pendant 12 heures faisant de nombreuses victimes et de graves dégâts, ainsi qu’un incendie qui détruisit la plus grande partie de la ville et dont la responsabilité fut plus tard attribuée à un officier partisan de Orabi, Suleiman Sami Daoud, qui lui valut d’être jugé et exécuté après la guerre. Cela entraîna l’exode des habitants de la ville dont on peut imaginer qu’elle se déroula dans des conditions très difficiles, auxquelles le gouvernement ne fit rien pour faire face.

L’aveuglement de Orabi

Orabi choisit alors d’abandonner la ville et d’établir un appui défensif à Kafr Daouar, à quelques kilomètres de ses faubourgs, et repoussa plusieurs attaques des troupes anglaises débarquées. Néanmoins il ne s’agissait que d’actes de diversion. Après quelques jours, l’armée anglaise réembarqua à la faveur de la nuit en direction de Ismaïlia, sur le Canal, à mi-chemin entre Port Saïd et Suez, et débarqua à environ 150 kilomètres du Caire.

L’aveuglement de Orabi aura été à la mesure de son entêtement à ne pas écouter les conseils de son chef d’état major d’interrompre dès le début des hostilités à Alexandrie, la navigation dans la voie d’eau internationale devenue invasion, ainsi que le ravitaillement en eau douce.

Le trajet de Ismaïlia au Caire, dans le désert, fut pour l’armée anglaise entrecoupé de plusieurs batailles, parfois dures, et prit environ un mois et demi, et se conclut par la débâcle des Egyptiens au Tel El-Kebir, attribuée selon eux à des traîtres, ainsi qu’aux tribus bédouines du Cheikh Saoud El-Tahaoui. 150 kilomètres en 45 jours. Comparativement, en 1901, les 60 kilomètres entre la rivière Tudela et Ladysmith prirent 8 mois pour les britanniques en Afrique du Sud dans leur guerre contre les Boers, pourtant bien moins nombreux que les Egyptiens, mais bien plus déterminés et organisés à l’échelon étatique.

Le plus grave dans la défaite du Tel El-Kébir est qu’elle entraîna l’effondrement de tout esprit de résistance de l’armée égyptienne, suivant en cela celui de son ministre de la Guerre.

Il faut dire qu’après des professions de foi de fermeté, dès le début des hostilités, le Khédive alla se ranger sous la protection anglaise, et fit tout pour affaiblir l’autorité du gouvernement grâce à son influence ainsi que l’action de ses partisans. Il revint ainsi dans sa capitale dans les fourgons des envahisseurs pour recouvrer son étiquette, et son semblant de pouvoir; il supprima même par décret l’armée égyptienne.

Comme toujours, l’argument de la trahison a fait florès, et il convient de noter à cet égard l’accusation lancée près d’un siècle plus tard par l’ancien directeur du quotidien Al Ahram et confident de Nasser, Hassanein Heykal, contre un ascendant de Boutros Ghali, l’ex-secrétaire général de l’Onu, selon laquelle chargé de faire sauter le canal, lors de l’apparition de la flotte anglaise, il se serait abstenu de le faire. Mais après avoir été capturés ou s’être rendus, les principaux insurgés, Orabi en tête, bénéficièrent paradoxalement de la protection des Britanniques qui désireux sans doute de ne pas faire de martyrs exigèrent que les accusés ne soient jugés que pour félonie, sans recours à la peine de mort. Ils furent donc exilés à vie sur l’île de Ceylan, mais quelques-uns, dont Orabi, regagnèrent leur pays environ 18 ans plus tard, généralement pour des raisons de santé, et certains recouvrèrent même leurs biens. Lui-même devint un partisan déclaré de l’Angleterre, au point que quelques-uns de ses partisans le soupçonnèrent de duplicité.

En fin de compte, que fut Orabi? Un homme en quête de dignité et en lutte contre l’injustice. En cela il ressemble à Nasser. Tout comme Nasser, il fut un mauvais réformateur et un mauvais stratège. En réalité sa présence permit la mise en place des réformes amorcées par d’autres que lui, jusque-là refusées par le Khédive, en particulier celles de la justice séculière, la Constitution, l’enseignement généralisé, même si elles furent abandonnées après lui, pendant plusieurs années.

Sur le plan militaire le bilan d’Orabi fut négatif parce qu’ayant les pleins pouvoirs il fut incapable prendre les décisions cruciales. Évidemment, on ne se serait pas attendu à ce qu’un pays présidé par une autorité despotique indifférente au bien-être de son peuple, et pressuré par des créanciers impitoyables, triomphe de la première puissance du monde de l’époque. Et l’Egypte était bien trop importante pour l’Angleterre pour que celle-ci y renonce.

Néanmoins, en dépit des faibles moyens dont elle disposait, l’Egypte aurait pu rendre la conquête bien plus coûteuse, et obtenir une paix bien plus favorable et respectueuse de ses intérêts que l’horrible colonisation à laquelle elle fut soumise.

Il reste que de toute évidence, l’Angleterre a agi en étroite collaboration avec le Khédive, et avec l’accord des autres puissances, en premier lieu la France. La manière avec laquelle elle a procédé semble avoir suivi un scénario préétabli. Alors que la guerre était déjà programmée, elle a semblé soucieuse de donner une apparence humanitaire à ses intentions, celles d’évacuer les civils européens, de rechercher une solution diplomatique lors de la conférence d’Istanbul en la présence des autres puissances, puis d’agir soi-disant en état de nécessité extrême afin d’assurer la sécurité de ses navires.

Tout cela rappelle le scénario américain en Irak lors de la première et de la seconde guerre du Golfe, connu sous le nom générique de politique de la Canonnière.

* Médecin de libre pratique.

الثورة العرابية والاحتلال الانجليزي –  تأليف عبد الرحمن الرافعى – نشر مكتبة النهضة المصرية – القاهرة  1949 – 602 صفحة.

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