Ouled Ahmed à Paris en 1989, par Abdelatif Ben Salem, droits réservés.
Il y a 3 ans, le 5 avril 2016, décédait Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed, à 61 ans, après un long combat avec la maladie. Il était considéré comme l’une des voix poétiques majeures en Tunisie et dans le monde arabe.
Ouled Ahmed était aussi un combattant pour la liberté et le progrès, et contre l’obscurantisme, ce qui lui a valu, à son tour, d’être combattu par les adeptes de l’islam politique et même menacé de mort à plusieurs reprises. Ces derniers l’ont combattu de son vivant, mais aussi après sa mort, en s’attaquant à sa mémoire d’homme libre et rebelle, tant ses mots acérés dérangent les ennemis de la beauté, de la lumière et de la raison. La dernière fois, il y a quelques jours, dans la nuit du 27 et 28 mars 2019, lorsque la plaque commémorative placée à côté de sa tombe au cimetière El-Jallez à Tunis, à été saccagé par des inconnus.
À l’occasion du 3e anniversaire de la mort du grand poète, nous publions la traduction en français de l’un de ses plus célèbres poèmes, une sorte d’autoportrait où la verve poétique est portée par une ironie mordante et douloureuse.
* * *
Me voici devant vous:
Sans troupes ni batailles, ni héros tombés au champ d’honneur
En harmonie avec Dieu, avec les hommes et les tavernes
Pas d’ennemis
Je doute fort que mon poème soit entendu
Ou que mon histoire concerne quelqu’un de particulier
Me voici devant vous :
Du haut de ma cinquantaine
Sans publication
Ni place baptisée à mon nom
Ni mur
Pour me lamenter comme les hébreux de la panne d’existence… et de l’acharnement du destin!
Me voici devant vous :
Fidèle spectateur
Depuis ma naissance
Du théâtre municipal
Et du conte d’un escargot
Intitulée:
La légende de l’Un, l’Unique
Me voici devant vous :
Feuilletant les pages de la Constitution.
Au nom du peuple.
Je lis.
Je ris
Et disculpe la bande des complots ourdis dans l’ombre
Par crainte du lendemain !
Me voici devant vous :
Affublé d’une tunique, coiffé d’un turban, je dévore, déguisé, l’immensité du vide
Abû-al-‘Alâ…Abû al-’Alâ ! (1)
J’étais injuste envers un enfant.
Me voici devant vous
Snobant sans raison
Le public
Et recevant en réponse une ovation mollassonne… à la mesure du rythme du pays
Me voici devant vous:
Errant, ombre parmi les ombres.
Ecrasée en plein jour par les automobiles
Et dans les bistrots du malheur…
Les phraseurs médisants
N’apprécient de toutes les viandes que la chair humaine !
Me voici devant vous:
Pour survivre rien qu’une semaine, je dois guerroyer deux fois et mourir deux fois.
Amis et ennemis me disent : Quant à l’écriture, abstiens-toi de renvoyer au lieu, et écris en sorte que la formulation ne débouche pas sur le sens… et approches-toi de ce monde comme un astre qui s’éloigne.
Parfait : leur dis-je
De leur conseil je retiens
Qu’il me fallait vivre comme qui n’a pas engendré !
Me voici devant vous :
Au festival déambulant avec les poètes sans garde rapprochée
D’un traducteur tout simplement armé
Comme si ma poésie, était mon ombre dressée
Gravir les échelons n’est pas progresser
Au festival comme au restaurant
L’écriture se décline par bouchée où à la cuillerée
Je marche… je vole parfois… car
Comme les colombes, j’affecte, sur la flaque de mon sang, échouer.
Me voici devant vous:
Mes yeux s’ouvrant au monde le matin d’un samedis, au moment où les Francs, affichant le signe amputé de leur victoire, s’en allaient … Sautillant avec le papillon dans les champs de coquelicots, l’année d’après La Verdoyante – au Nord seulement – Tunisie (2) devint indépendante,
Mère de qui était-elle ?
Etant son frère de lait, de libération et de question ?!
Me voici devant vous:
Le leader tonnait :
Poussières de sable vous fûtes, de vous, j’ai bâti une nation unie
Et le bouffon vociférait :
Toi, toi… À vie
Me voici devant vous :
Renonçant à l’identité reçue en héritage par copulation
Ma nationalité.
Elle est à toi frère
Sois deux fois Tunisien
Avec deux salaires, deux épouses et deux opinions différentes sur la même question.
Sois vous deux :
Toi et celui qui est toi ensuite toi et celui qui est moi
Me voici devant vous :
Le policier ne lit pas mon texte censuré dans le journal
Il lit le manuscrit par-dessus l’épaule de son directeur de rédaction
Le soir venu
Avant ma douleur et sa publication
J’enverrai donc par la poste
Ce que je veux à qui je veux
Me voici devant vous:
Et le monde arabe
Attelé au fourgon de queue
Attachés l’un à l’autre.
Cédant au dernier voleur nos femmes, nos économies
Et nos jardins d’Eden mentionnés dans le Coran.
Nous suons sang et larmes pour trouver les mots justes pour décrire les entravés
Plutôt les enchaînés,
Qui renoncent à leurs femmes et à leurs biens.
Quant aux larmes, inutile de les verser.
Les sauriens du Lac faillirent se contenter de nos ombres comme dîner
N’eut été l’effondrement fracassant de la passerelle précipitant nos corps droit dans leur gueule
Tombeau est le saurien (3)
De belle allure et gratuit de surcroît !
Un tombeau flottant, toujours à l’affût ou entre les deux.
N’oublie pas ton tour de revenir soudainement à la vie.
Qui sait, les sauriens du Lac régurgiteraient un jour peut-être l’un de nous entier afin qu’il devienne narration
Déchirant le silence entourant le scandale du train.
Le train est parti entravé, attaché à lui-même
Parti le train
La queue enjolivée par ce que le sculpteur l’ébéniste le peintre et le forgeron ont crée de plus beau pour orner la queue du lion
Me voici devant vous:
Pensant à un peuple qui dit : «oui» et «non»
Comme tous les peuples
Quelque saison qu’il fasse
Automne comme hiver, été comme printemps
Mais j’ai nuancé c’est à quoi j’ai pensé
Parce que j’ai simplement nuancé c’est à quoi j’ai pensé
J’ai pensé à un peuple qui dit «oui» au «non»
J’ai pensé au nombre des victimes des orphelins des veuves et des voleurs
J’ai pensé à la fuite des lettres devant les textes
J’ai pensé à un peuple abandonnant sa terre ses femmes ses hommes ses chiens et chameaux
J’ai pensé à cette orpheline
Et au gouvernement
Seul, livré à lui-même
Occupé a importer
Les salves d’applaudissement
D’un concert pour soprano chantant Jésus-Christ la biche et la justice
J’ai pensé au silence éloquent
La vie est passée comme toutes les vies
Passée la vie entre vacuité et confusion
À la taverne; quand il n’y aura plus de vin et quand dans le ciel de la ville la nuit s’élèvent le chant du coq l’appel du muezzin et le croassement du corbeau, je déclamerai un poème en l’honneur d’al-A٬châ al-Kabîr
Ô braves gens
A partir d’aujourd’hui, plus jamais de lendemain !
Me voici devant vous:
Venu au monde en prose en poésie, mais en claudiquant aussi … pour qu’Abû al-Hudâ jubile de bonheur
J’ai sauté dans les branches plus vite que le cabri
Non pour fuir la vipère, ni par peur du déluge.
Traduit de l’arabe (Tunisie) par Abdelatif Ben Salem
* Titre original du poème ‘‘Hâdha Anâ’’.
Notes :
1) Evocation du strophe du grand Abû al-‘Alâ al-Mâarri هذا جناه أبي عليّ وما جنيت على أحد tiré de son célèbre Diwân مرئيّات الأعمى (Visions du non-voyant).
2) Tounes al-Khadrâ. Le poète joue de l’identité entre le nom de son pays Tounes et le prénom de sa mère Tounes, également.
3) La métaphore n’est pas sans nous rappeler certains rites funéraires observés dans des pays africains tel que le Ghana, ou les défunts choisissent la forme du cénotaphe – couverts généralement de couleurs éclatantes – dans lesquels ils souhaitent être inhumés, cela peut revêtir la forme soit d’un animal tel que l’aigle, le crocodile, le requin, etc., soit d’un objet tel qu’un appareil photo, un réfrigérateur, une automobile, un avion. Par ailleurs, le thème de l’ornementation chromatique des sépultures – très répandue dans la Tunisie phénicienne mais illicite en islam – revient souvent dans certains poèmes d’Ouled Ahmed (N.d.T).
Le poème du dimanche : ‘‘Le crime a eu lieu à Grenade’’ d’Antonio Machado
Le poème du dimanche : ‘‘La femme adultère’’ de Federico Garcia Lorca
Le poème du dimanche : ‘‘Images à Crusoé’’ de Saint-John Perse
Donnez votre avis