Une controverse étrange relativement à Novak Djokovic et Muhammad Ali Clay, deux champions hors pair appartenant à deux disciplines et à deux époques très différentes, a vu le jour ces dernières heures sur le site Twitter d’un certain James Melville se présentant comme un consultant en communication et sponsoring, libre commentateur. Il s’agit là selon toute vraisemblance de ce qu’on appelle un influenceur, un faiseur d’opinion, ou lobbyiste. Pour le compte de qui travaille-t-il ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Depuis sa dernière victoire à la finale du tournoi de Wimbledon, le 10 juillet 2022, Novak Jokovic s’est retrouvé face aux sarcasmes de certains commentateurs essentiellement américains, universitaires, le présentant comme une figure emblématique du mouvement anti vaccination Covid, accusation dont il avait déjà fait l’objet depuis ses tribulations en Australie en janvier dernier et dont les autorités de ce pays avaient entre autres argué pour justifier son expulsion peu glorieuse du pays. Cela a suscité la réaction quasi immédiate de son épouse Jelena Jokovic, présidente de la Fondation du même nom, selon qui son mari agissait simplement d’une manière personnelle en conformité avec ses idées et ne participait à aucun mouvement ni organisation contre la vaccination.
Un symbole du mouvement anti-vaccin
Or le prochain tournoi du Grand Slam est prévu aux Etats-Unis fin août, et le champion serbe a évoqué l’espoir d’y participer sans avoir à être vacciné, sous réserve bien entendu du consentement des autorités américaines.
On pourrait à la limite concevoir, si tant est qu’on puisse le faire, que celles-ci lui accordent une faveur exceptionnelle, pour des raisons que d’ailleurs nul ne connaîtrait, mais en tant que figure du mouvement anti vaccin, il n’y aurait quasiment aucune chance à une telle éventualité, du moins sous l’Administration Biden.
Les enjeux sont donc importants et les organisateurs du tournoi de Flushing Meadow de New York ainsi que les sponsors du champion serbe qui ne sont pas n’importe qui (notamment Lacoste) souffriraient d’un manque à gagner certain de sa non participation, en termes de marketing, de droits publicitaires et d’audience.
Le pouvoir des noirs
C’est donc dans ce contexte que cette comparaison avec le champion américain de boxe Muhammad Ali est apparue, et celle-ci bien entendu ne pourrait s’adresser qu’au parti Démocrate qui, dans une large mesure, a antériorisé le combat du peuple noir pour les droits civiques en tant que composante essentielle de l’histoire de l’Amérique.
Muhammad Ali Clay avait suscité la haine de la majorité de ses concitoyens blancs d’abord en se convertissant à l’islam, en devenant champion du monde des poids lourds, et en tant qu’objecteur de conscience, en refusant de faire son service militaire au Vietnam dont il estimait la guerre injuste. Cela lui avait valu d’être déchu de son titre, et d’écoper de trois années de prison. Il avait réussi après sa sortie après bien des péripéties à récupérer son titre mais sa punition avait été à chaque fois d’affronter des adversaires de plus en plus puissants et motivés et de faire face à l’hostilité de ses compatriotes qui à chaque combat espéraient le voir mordre la poussière. C’est à partir de là qu’il avait représenté pour ses compatriotes le pouvoir des noirs de triompher des blancs dès lors que les conditions de l’affrontement étaient équitables.
En refusant d’effectuer son service militaire, Muhammad Ali s’est donc mis en opposition complète avec la politique de l’Etat, ainsi que la grande majorité de la population de la Nation à laquelle il appartient.
Une vitrine du pouvoir serbe
A contrario le champion serbe s’est toujours situé en symbiose totale avec sa nation et son peuple. Durant son confinement forcé en Australie, il n’a pas cessé de bénéficier du soutien public de l’Etat serbe. Il a participé plusieurs fois aux Jeux olympiques afin de porter les couleurs de son pays, la Serbie, même quand cela le desservait. Chacun de ses succès a été l’occasion de manifestations de liesse populaire organisées avec évidemment le concours de l’autorité politique. Après son retour victorieux de Wimbledon et la cérémonie à l’hôtel de ville, il s’est fait filmer attablé avec son épouse en train de chanter dans un restaurant de Belgrade en compagnie du chanteur compositeur Damir Handanovic, un musulman d’origine membre actif du parti progressiste serbe au pouvoir du Président de la République Alexandre Vucic, un nationaliste serbe europhile.
Novak Djokovic représente pour le pouvoir serbe un investissement symbolique énorme, sa vitrine vers l’Europe à laquelle il veut intégrer le pays, ainsi que la preuve qu’il y a beaucoup plus de bénéfices à le faire, même au prix de l’abandon de certains rêves, celui de la domination de la nation serbe sur l’espace ex-yougoslave.
Or la Serbie n’a pas encore apuré son contentieux avec son passé issu de l’implosion de la Yougoslavie, le déni de tout crime ou massacre y est largement pratiqué, et le ressentiment contre les bombardements aériens américains des années 90 n’a pas disparu, et en dépit de quelques criminels de guerre jugés et condamnés par le tribunal international de la Haye, beaucoup continuent de jouir de l’impunité avec la complicité plus ou moins avérée de l’autorité politique ou d’une partie de la population.
Il ne faut pas oublier que Novak Djokovic a lui même vécu ces bombardements aériens sur Belgrade quand il était enfant et en ce sens, il est difficile de l’accuser de chauvinisme nationaliste quand il est photographié dans des cérémonies publiques avec des criminels de guerre que beaucoup considèrent parmi le peuple serbe comme des héros; après tout, en tant que sportif de haut niveau, il n’est pas tenu de connaître les trajets politiques des personnes qu’il est amené à rencontrer dans des cérémonies publiques, d’autant que la justice serbe ne les condamne pas.
Le plus étonnant est que les sponsors sportifs ne lui imposent pas certaines contraintes en ce sens. Tout se passe comme si Novak Djokovic procède de deux sphères, une sportive mondiale globale commerciale et financière dont la seule exigence soit évidemment le succès sportif, au prix d’une communication dont le but est de susciter l’émulation du public mondial, sa sympathie, ou d’atténuer son hostilité (épouse, enfants, capacité de converser), et une autre sphère locale qui s’exprime en serbo-croate et dont lui seul assume la responsabilité avec les autorités de son pays. Et entre les deux sphères se situe probablement son refus de se faire vacciner contre le Covid. Faut-il pour cela contaminer son entourage?
Dans tout ceci, le fait qu’il ait choisi comme entraîneur Goran Ivanisevic, un ancien champion de tennis de Wimbledon, un Croate de nationalité et de conviction, situe déjà Djokovic hors de l’antagonisme historique serbo-croate, c’est-à-dire dans la concorde yougoslave aujourd’hui disparue, donc avant et contre la guerre.
Au vu des réalités politiques serbes actuelles, où «la marche vers la Drina» (ce monument musical composé par Stanislav Bonicki qui symbolise l’âme serbe) continue de forger la conscience historique et l’orgueil démesurés d’une petite nation coincée entre deux rivières et des montagnes, il ne paraît pas possible de s’exprimer plus que cela sur l’opposition à la guerre, d’autant que le problème du Kosovo , considéré comme le berceau de la nation, et de l’enclave serbe de Bosnie, ne sont toujours pas réglés.
Lutte pour la liberté et lutte pour l’infection
Muhammad Ali avait eu le courage de dénoncer la guerre injuste à laquelle on avait voulu le faire participer et en a payé le juste prix sur le ring et en dehors. Djokovic court déjà moins de risques de recevoir un coup, et lui se situe au cœur d’un système, la mondialisation, qui a permis le bombardement de son pays, la Serbie, et sa réduction à des frontières nettement en-deçà des ambitions de son peuple.
En ce sens, le refus de la vaccination ne se situe pas dans une lutte pour la liberté, mais plutôt pour l’infection. Et en fait, plus qu’un déni de l’infection, ce refus de la vaccination est un rejet (minimum) de la mondialisation à laquelle le champion serbe doit pourtant tout, et qui à la fin d’une carrière bien remplie, ne lui coûte que quelques titres et un peu d’orgueil.
Cette fausse comparaison avec le champion de boxe américain ne doit donc pas faire illusion, elle ne peut s’inscrire que dans la campagne entamée pour faire pression sur l’administration démocrate américaine, en comparant ce qui n’est pas comparable, en vue d’accorder au Serbe un visa pour participer à l’open des Etats-Unis. Au nom de la lutte pour la liberté? Vous l’avez bien entendu. C’est ainsi que les lobbys aujourd’hui tordent le cou aux réalités afin d’en extraire ce qu’ils désirent.
* Médecin de pratique libre.
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