Si on pouvait encore entretenir une quelconque illusion relativement au respect des droits des peuples par les nations anglo-saxonnes contemporaines, la lecture de l’Histoire des peuples viendrait vite le démentir. De même, les prétentions de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis concernant une supériorité morale innée par rapport aux peuples arabes ou musulmans ne paraît pas corroborée par les faits historiques.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les pays arabes font depuis les attentats du 11 septembre 2001 l’objet de remises en cause «scientifiques» de leur légitimité historique au nom de droits antérieurs des peuples autochtones conquis. A ce titre, il est depuis quelques années devenu de bon ton de défendre les droits des Berbères, des Kurdes, des Assyriens, y compris à l’autodétermination, et concomitamment, ceux du peuple catalan se voient nier toute reconnaissance. Peut-on, ce faisant, affirmer que l’homogénéité actuelle des peuples occidentaux, dont la quintessence se situe dans le libéralisme économique et la démocratie parlementaire, leur confère plus de droits inaliénables sur leurs pays que ceux des peuples arabophones? L’exemple de l’Angleterre prouve que la réponse à la question n’est pas si simple.
La naissance d’une nation
En 402 de l’ère universelle, après une occupation de près de quatre siècles, et suite au déferlement des Germains sur les frontières du Rhin et du Danube, les troupes romaines quittaient la Grande-Bretagne pour ne plus y revenir, laissant les populations celtes romanisées habitant l’île sans protection.
Le champ restait ainsi libre devant les Pictes originaires d’Ecosse, les Saxons de Germanie et les Frisons de la Mer du Nord, pour mener grâce à leur maîtrise de la navigation des raids dévastateurs contre les villes sans défense.
A partir de 450 les Saxons, toujours adeptes du paganisme, émigraient massivement pour coloniser l’île et y introduisaient le culte des dieux germains, ainsi que toutes les manifestations de la foi païenne, tels la crémation des défunts ou l’enterrement des chefs avec leurs chevaux dans des bateaux.
Plusieurs principautés germaniques apparaissaient, souvent en lutte les unes contre les autres, telles que le Kent, le Sussex, l’Essex, le Wessex, la West Anglie, la Murcie, et la Northumbrie.
Cette occupation provoquait la fuite des habitants soit vers certaines régions du continent, telles l’Armorique appelée désormais et pour cause Bretagne, soit vers les parties les moins hospitalières de la Grande-Bretagne, demeurées aux mains des populations celtes, comme le pays de Galles ou l’Ecosse, sinon l’Irlande.
Les guerres d’extermination
Cent cinquante années plus tard, le Pape de Rome envoyait une mission chargée de convertir les Saxons à la foi chrétienne ce qui soulevait déjà en soi une question, les populations celtes ayant été converties depuis l’époque Romaine à la foi chrétienne. Il semblerait que l’Eglise Catholique Romaine ait jugé politiquement plus rentable que la conversion des rois Saxons soit de son fait, et non celui de l’Église Celte autochtone déjà établie depuis trois siècles et qui avait sans doute adopté une attitude de résistance face aux envahisseurs.
Pour ce faire, l’Eglise de Rome a cautionné les guerres d’extermination menées contre les Celtes chrétiens, par les rois saxons alors qu’ils étaient encore païens, tels que Penda, sous couvert de rétablissement de l’orthodoxie, en invoquant un différend concernant la date de célébration de la Pâque.
A ce propos, l’attachement des Irlandais à la foi catholique après la fondation de l’église Anglicane par Henry VIII d’Angleterre aurait ainsi quelques siècles plus tard un soupçon de tragi comédie.
Quant aux Rois Saxons, l’exemple des Rois Francs qui en Gaule avaient légitimé leurs conquêtes grâce à l’onction religieuse du Pape, et assuré l’administration du pays conquis grâce aux clercs de l’Eglise a sans doute pesé dans leurs décisions de collaborer avec l’Église Latine, et pour les mêmes raisons. Et ce sont les Celtes autochtones qui en ont fait les frais.
Cependant les Francs avaient immédiatement embrassé la religion et adopté le langage des Gallo-Romains conquis. Les Saxons eux sont demeurés païens durant 150 années avant de se convertir et n’ont jamais parlé la langue du pays occupé. Et donc le Roi du Wessex Offa, contemporain de Charlemagne, s’est finalement fait sacrer par les représentants du Pape, et c’est durant son règne qu’il a été qualifié pour la première fois de «Rex Anglorum», Roi des Anglais, sans doute pour se différencier des Saxons demeurés en Germanie et qui avaient été conquis et occupés par les Francs.
Néanmoins c’est à la même époque, vers l’année 793 que les invasions scandinaves ont commencé, et elles allaient s’étendre sur trois siècles terribles faits de guerres, de massacres, et de destructions, conduisant à l’unification du Royaume sous le Roi Edgar, puis à sa désagrégation sous Ethelred, passé à la postérité sous le qualificatif de «Unready» , le non-préparé, qui fut battu et chassé du pouvoir par Knut le Roi du Danemark.
Entretemps, les Vikings scandinaves avaient occupé toute la partie est de l’île pour fonder ces communautés que l’on qualifierait plus tard de Danelaw, ou Loi Danoise. Mais l’accession au trône, d’Edward le Confesseur, le fils d’Ethelred et d’Emma, fille du Duc Robert de Normandie, allait sceller le sort du Royaume Saxon en Grande-Bretagne. Le Roi Edward, élevé en Normandie, pour se venger de Godwine qui avait traîtreusement assassiné son frère Alfred et qui assumait la réalité du pouvoir en Angleterre, prit la décision de confier la succession du Royaume au Duc Guillaume de Normandie. Et à sa mort celui-ci débarqua en Angleterre et vainquit à Hastings l’armée des Saxons et des Danois unis qui avaient choisi Harold fils de Godwin comme Roi.
Une Histoire de fureur et de sang
Les choses paraîtront plus compliquées lorsqu’on saura que Harold, tué durant la bataille, avait juré de reconnaître Guillaume en tant que Roi d’Angleterre, à la mort d’Edward le Confesseur, lors d’un précédent séjour en Normandie. Il n’avait pas tenu parole et cela lui avait coûté la vie. Après la bataille, le dernier descendant de la maison de Wessex, Edgar Atheling, arrière petit-fils d’Ethelred, et petit-fils d’Edmund Côte de Fer, dont le père Edward s’était réfugié en Hongrie, serait choisi comme Roi, mais il serait obligé de se désister au bénéfice du Duc de Normandie Guillaume, qui inaugurerait la période la domination normande sur l’Angleterre.
On peut conclure de cette Histoire pleine de fureur et de sang que l’Angleterre est issue d’une entreprise coloniale débutée par les Saxons, réaffirmée par les Vikings scandinaves, et conclue par les Normands de France. Et les populations autochtones celtes ont été spoliées, exclues ou exterminées.
L’Eglise de Rome a joué un rôle fondamental dans la formation du clergé saxon qui allait fournir les cadres administratifs à l’exercice du pouvoir royal. Après l’intermède normand et français, les Rois d’Angleterre allaient puiser dans cette vieille tradition saxonne, ainsi que dans l’usage du dialecte germanique mâtiné de danois et de français, qualifié d’Anglais, les ressorts nécessaires à la cohésion de la nation qui allait à bord de ses navires s’élancer à la conquête du monde en subjuguant et en spoliant les autres peuples tout comme ses ancêtres l’avaient fait quand ils avaient débarqué venus d’’ailleurs sur l’île qui allait constituer leur nouvelle patrie.
Si encore on pouvait entretenir une quelconque illusion relativement au respect des droits des peuples par les nations anglo-saxonnes contemporaines, la lecture de l’Histoire viendrait vite le démentir.
Comparatif avec les conquêtes arabo-musulmanes
Cependant, la conquête de l’île par les Saxons et le triomphe final de la langue anglaise imposent une comparaison par rapport à l’extension du pouvoir politique arabe et de celui de la langue qui lui est associée. Les Arabes étant issus du désert n’étaient pas nombreux et n’ont jamais eu la maîtrise des mers en Méditerranée. Celle-ci, durant le septième siècle, était l’apanage des Grecs byzantins. Les déplacements de leurs armées dans des régions désertiques furent donc limités par l’aridité des territoires traversés. Il n’y eut, forcément, jamais de déplacements massifs des populations ou de remplacement d’une ethnie par une autre ainsi que cela s’est passé en Angleterre, et plus tard, en Amérique.
Mis à part les opérations militaires initiales et l’inévitable résistance par des peuples légitimement attachés à leur indépendance, on peut donc supposer que l’extension de la langue arabe fut généralement pacifique. Et à partir de 800, à l’époque d’Offa, de Charlemagne, et d’Haroun Errachid, Ibrahim Ibn Al-Aghlab établissait le premier Etat arabo-musulman de souche berbère au Maghreb. On pourrait penser que c’est la conversion à l’Islam qui a assuré l’extension de la langue arabe et sa pérennisation, d’abord par la lecture du Coran, et les dynasties proprement berbères comme les Moravides et les Almohades, qui allaient plus tard occuper le champ politique au Maghreb en puisant dans la religion leur légitimité, ne cesseraient jamais d’en faire usage dans l’administration.
Le contre-exemple est évidemment constitué par les Turcs et les Iraniens islamisés chez qui l’usage de la langue arabe ne s’est jamais répandu, qu’ils aient ou non été conquis militairement, mais chez qui l’Islam a constitué une source puissante de légitimation politique.
Il est donc plus raisonnable de penser que l’islamisation a été un phénomène par le haut, consolidé par des élites autochtones qui en ont retiré leur légitimité politique et la justification de leur pouvoir, autant au Maghreb, qu’en Iran ou en Transoxiane.
Il paraîtrait qu’en matière de légitimation politique, la principale différence entre l’Islam et le Christianisme eût été que l’Eglise Romaine cautionnât l’émergence de l’antithèse de l’universalisme chrétien, le nationalisme. Il reste à savoir pourquoi, mis à part l’Iran, d’obédience chiite, aucune dynastie sunnite à l’exception de l’émirat néo-omeyyade de Cordoue, n’avait franchi le pas de la rupture avec le califat, pour établir l’État national.
Quoiqu’il en soit, l’histoire de l’Islam contredit clairement les thèses israéliennes éminemment politiques, selon lesquelles son expansion a été le résultat d’un processus exclusif, fait de guerres, d’épurations ethniques et d’expropriations territoriales. En fait, c’est la colonisation sioniste en Palestine qui reproduit le plus fidèlement le modèle de la conquête anglo-saxonne dans les îles britanniques. La déclaration Balfour n’a été le fruit ni du hasard, ni des circonstances. L’Angleterre et les Etats-Unis, tout comme la Russie d’ailleurs, sont de grands pays. Cependant, leurs prétentions concernant une supériorité morale innée par rapport aux peuples arabes ou musulmans ne paraît pas corroborée par les faits; c’est là le moins que puisse nous apprendre l’étude de l’Histoire.
* Médecin de pratique libre.
‘‘The Anglo Saxons : a history of the begenings of England’’, de Marc Morris, éd. Pegasus Books, 20 juillet 2021, 528 pages.
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