Le poème du dimanche : ‘‘Le train’’ de Midani Ben Salah

Midani Ben Salah est une voix à part dans la poésie tunisienne contemporaine. Auteur d’une douzaine de recueils, sa poésie est politique, sociale et critique de tous les pouvoirs.

Né en 1929 dans la palmeraie de Nefta, Midani Ben Salah a poursuivi ses études à la mosquée Zitouna, à Tunis, et à l’Université de Bagdad.

Enseignant d’histoire, marqué par le nationalisme arabe, il a milité dans différentes organisations nationales et fut, de 1991 à 2005, président de l’Union des écrivains tunisiens.

Poète engagé, on lui doit une douzaine de recueils, écrits en vers libre, dans des formes brèves, accordant une grande place au rythme et à la musicalité.

Décédé en 2006, Midani Ben Salah a laissé une œuvre poétique toute en transparence et lyrisme idéologique.

Il a publié en arabe : Qortu Ommi (La boucle d’oreille de ma mère), 1969 ; Allaylu wa tariq (La nuit et le chemin), 1974; Min mudhakkarat khammas (Journal d’un métayer), 1977; Al-Wiham (La malacie).

Tahar Bekri

Notre train fiévreux roule au galop
Dévoré par l’incendie
Nous a égarés en flammes
Et a perdu la route
Il nous emporte du monde des fantômes et des ruines
Vers le monde du mirage
Et nous derrière la vitre
Nous guettons l’espace

Et une étoile polaire
Voilée par l’éclipse dans le ciel
Elle a dégringolé froide
Morte noire
Dans un fossé aveugle
Notre train évadé roule
Avec notre longue nuit
Sans guide
Sa voix celle d’un corbeau de mauvais augure
Son klaxon pleurs et gémissements
Et nous derrière la vitre
Nous tissons les visions
Nous rabâchons crédules
Un mythe stupide 
Ensorceleur, de son verre s’est désaltéré
L’homme de ce monde, atteint
D’épidémie
Nous dessinons les illusions
D’une rive pour jeter l’ancre à ses rivages
Qu’emplirait de paix
Le printemps la couvrant de fleurs
De désirs de tendresse et de chants
L’amour un arc-en-ciel
L’asperge de sa lumière

Ses couleurs ceinture pour l’étreinte
Et nous derrière la vitre
Des dépouilles momifiées par le temps
Muettes comme des statues
Nous psalmodions les illusions
Peignons les rêves
Qui disparaissent pâles morts
Enrobés par le brouillard et l’obscurité.

Notre train idiot roule essoufflé
Course le crépuscule
Embrasse les horizons, roule au galop
Enrôlé de pâleur
Envahi par la fumée et la brume
Aspiré par les steppes et les déserts
Et nous derrière la vitre
Compagnons amis et complices
Rassemblés, par le hasard de notre malédiction
Dans le voyage de la souffrance 
Nous ne connaissons ni le temps ni le lieu ni la voie
Nos yeux calcinés
Pétrifiés par le regard insistant
Nos paumes enflées
Immobilisées par les applaudissements.

Nos oreilles cassées
Assourdies par l’ululement
Nos rêves de bois
Par le feu de l’incendie
Nos esprits carbonisés
Par l’idiotie crédule

Notre train paralysé roule
Sans mouvement
Nous enveloppe dans sa course
Par l’insomnie la perdition les flèches et les épines
Poussé par l’orgueil
Notre train traîné nous traîne
Tourne autour de lui-même
Nous dirige
Dans un cercle d’enfer
Sans devenir
Traîné par le mauvais présage
Poussé par le destin et le respect
Nous emporte de voyageur en ambassadeur
Et nous derrière la vitre
Musée de fantômes
Nos âmes calcinées
Nos désirs immobiles

Nos corps fissurés
De l’oppression des vents
Notre train enragé roule en colère
Son klaxon ululement
Hurlement et pleurs

Al- Aqni’a (Les masques), Maison Arabe du Livre, Tunis, 1988.
© (Traduit de l’arabe par Tahar Bekri).




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